MUSIQUE ET ESTHÉTIQUE DU TEMPS SELON KANT ET BERGSON 68 Musique et esthétique d

MUSIQUE ET ESTHÉTIQUE DU TEMPS SELON KANT ET BERGSON 68 Musique et esthétique du temps selon Kant et Bergson Armel Mazeron (Université Lille 3) On ne peut imaginer deux esthétiques musicales plus dissemblables que celles de Kant et de Bergson. Le philosophe de Königsberg tenait l’art musical en piètre estime. Son biographe Louis Ernest Borowski raconte l’anecdote suivante : Il acheta, dans un quartier assez silencieux, près du château, une maison avec un petit jardin. Elle lui suffisait, étant donné ses goûts modestes, mais là, les chants venant d’une prison voisine le dérangeait à chaque instant. Kant essaya d’obtenir, par l’influence de Hippel, que la police mette fin à ce "trouble de jouissance", comme il appelait ces chants. Il ne réussit pas comme il voulut, mais il obtint qu’on obligeât les prisonniers à fermer leurs fenêtres quand ils chantaient1. Kant ne s’extasiait que pour la musique militaire. Comme le dit Bayer : « L’oreille de Kant, non moins rigide que sa morale, ne tolère que la musique des grenadiers »2. Ce légendaire manque de goût du philosophe prussien suscitait la raillerie de Bergson : « toute l’esthétique vient de Kant qui pourtant écoutait de la musique militaire et n’avait jamais vu de tableaux »3. Bergson de son côté appréciait Wagner, considérait Debussy comme un génie et vouait un culte à Beethoven4. Véritable mélomane, Bergson, sur la fin de sa vie, faisait venir des disques qu’il entendait longuement : c’était l’exécution, fixée par l’enregistrement des œuvres classiques de la musique. De la même symphonie, de la même sonate, il écoutait les différences5. Mais l’esthétique, pour autant qu’elle soit l’œuvre de philosophes, ne se réduit nullement à une simple préférence individuelle. Elle doit justifier conceptuellement ses affirmations. Au-delà de 1 Louis Ernst Borowski, Description de la vie et du caractère d’Emmanuel Kant, in : Jean Mistler (éd.), Kant intime, Paris, Grasset, 1985, p. 18-19. Kant fait une allusion à cet épisode dans la Critique de la faculté de juger ; voir E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. par J.-R. Ladmiral, M. de Launay et J.-M. Vaysse, in : Idem, Œuvres philosophiques, t. II, sous la direction de F. Alquié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 1117/ V 330 [désormais : C3 ; nous indiquons le volume et la pagination en français suivie de la pagination selon l’édition de l’académie de Berlin]. À la décharge de Kant, nous ignorons quelle était la qualité de ces chants. 2 Raymond Bayer, Traité d’esthétique, Paris, Armand Colin, 1956, p. 201. 3 Jacques Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 111. 4 Voir Henri Bergson, Correspondances, Paris, P.U.F., 2002, p. 77, 1558 et 1626. 5 R. Bayer, Essais sur la méthode en esthétique, Paris, Flammarion, 1953, p. 7. MAZERON / PHANTASIA, VOL. 3 (2016), P. 68-81 69 l’anecdote, la différence entre Kant et Bergson sur le statut de la musique relève à la fois de la philosophie de l’art et de la métaphysique. L’étude de la musique peut apparaître comme un problème marginal dans les œuvres de Kant et de Bergson. Pourtant, elle fait appel à deux thèmes centraux. Elle permet d’éclairer les conceptions esthétiques de ces deux auteurs à travers un cas concret, et elle mobilise ce qui constitue le cœur de l’opposition entre leurs métaphysiques : la question du temps6. Kant souhaite fonder a priori la science physique newtonienne. Il conçoit le temps comme une linéarité homogène en laquelle se distinguent la matière et la forme. Le temps kantien rend possible l’établissement de coordonnées du mouvement, afin de mesurer les phénomènes mécaniques. Bergson décrit la durée comme une continuité hétérogène et créatrice en laquelle le contenu et la forme sont immanents l’un à l’autre7. Contre le mécanisme kantien, elle rend possible notre liberté phénoménale. Bien plus, cette opposition entre deux conceptions du temps implique deux métaphysiques antago- nistes. Le temps kantien est idéel, il fonde notre rapport aux phénomènes mais rend inaccessible à la connaissance le noumène extra-temporel8 qui acquiert alors le statut de postulat. Au contraire, la durée bergsonienne est réelle, sa saisie intuitive nous donne accès à un absolu. La durée constitue le fond de la réalité. L’expérience temporelle possède alors un pouvoir de révélation. La musique constitue un enjeu important pour l’ontologie des phénomènes car elle possède le pouvoir de rendre sensible le temps. Elle articule l’immatériel et le sensible temporel. Derrière les esthétiques musicales de Kant et de Bergson se profile un antagonisme métaphysique. Aussi, dans cette confrontation, trois questions se posent à nous : Quelle est la spécificité de la musique par rapport aux autres arts ? Par extension, quel statut nos deux philosophes confèrent-ils à l’esthétique du temps ? Enfin, quelles conséquences métaphysiques en découlent ? 1. Spécificité de la musique En plus de son caractère temporel, qui fera l’objet de la seconde partie de cet article, la musique possède deux propriétés singulières : elle est un art non-représentatif et elle se compose de vibrations sonores. Examinons successivement ces deux points. a) La musique comme art non-représentatif Contrairement à la peinture ou à la poésie par exemple, la musique n’est pas un art figuratif ou représentatif, elle ne se réfère qu’à elle-même. La musique n’imite aucun objet du monde extérieur, elle n’exprime aucune mimésis spatiale. Elle se compose de signifiants sans signifiés. Bien entendu, on peut toujours trouver une signification à telle ou telle composition, mais il ne s’agira que d’une signification indirecte, suggérée plutôt que désignée. De même, elle peut accompagner un poème ou un livret d’opéra, elle peut évoquer en nous telle ou telle émotion pourvue de sens, voire imiter des sons naturels comme dans le Carnaval des animaux de Saint-Saëns. Mais le caractère référentiel de la musique demeure toujours secondaire par rapport à l’articulation des sons. L’architecture sonore demeure autoréférentielle, même dans l’opéra. Or ce caractère non-représentatif explique la place que prend la musique chez Kant et chez Bergson. Kant place la poésie au-dessus de tous les autres arts. Les arts, en effet, peuvent se classer selon le critère d’expression et de communication9. Nous communiquons par des mots (art de la parole), par des gestes (art figuratif) et par le ton (art du jeu des sensations). Aussi la poésie, art de la parole, est le plus symbolique de tous les arts, celui qui donne le plus à penser et nous élève jusqu’à l’Idée morale. Inversement, la musique, cas particulier du jeu des tons, donne des sensations agréables mais reste un art inférieur par son absence de symbolisation directe : 6 Sur cette question, nous renvoyons au livre classique de Madeleine Barthélémy-Madaule, Bergson adversaire de Kant, Paris, P.U.F., 1966, en particulier le premier chapitre : « Le temps, l’espace et le moi », p. 11-60. 7 Voir Frédéric Worms, « L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant », Les Études philosophiques, 2001 (4/59), p. 453-464, en particulier p. 458-459. 8 Voir E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. fr. par A. Philonenko, in : Id., Œuvres III, p. 148/VI 121, note : « Dans l’ordre suprasensible des choses d’après les lois de la liberté […] le temps s’évanouit ». Voir également Alain Boyer, Hors du temps. Un essai sur Kant, Paris, Vrin, 2001, p. 283-302. 9 Voir E. Kant, C3, II 1105/V 320. MUSIQUE ET ESTHÉTIQUE DU TEMPS SELON KANT ET BERGSON 70 […] la musique est à vrai dire jouissance plutôt que culture (le jeu d’idées qu’elle déclenche à titre d’à-côté n’est que l’effet d’une association pour ainsi dire mécanique) et, jugée du point de vue de la raison, elle a moins de valeur que n’importe lequel des autres arts. C’est pourquoi, comme toute jouissance, elle exige de fréquents changements et ne supporte pas les répétitions sans susciter l’ennui10. Aussi la musique constitue, selon le critère du jugement de goût, un mixte entre le beau et l’agréable. On ne peut entendre de composition musicale (la forme) sans exécution instrumentale (la matière). En elle, la matière sonore risque toujours de prévaloir sur la forme, de sorte que la frontière entre beau et agréable reste indéterminée : […] on ne peut dire avec certitude si une couleur ou un ton (un son) ne sont que d’agréables sensations ou constituent en soi déjà un beau jeu des sensations, et, en tant que tels, impliquent une satisfaction provoquée par la forme, lors d’un jugement esthétique11. En quelque sorte, dans la musique le jugement esthétique se trouve débordé par le caractère agréable des sons. L’agréable provient de la sensation seule, par exemple du timbre de l’instrument. Il s’agit de la matière de la sensation. Le beau résulte de l’harmonie des sensations, c’est-à-dire de la composition des sons, ce que Kant nomme « le jeu des tons ». Il s’agit de la forme des diverses sensations, de leurs relations. Mais parce que la musique nous donne un mixte entre le beau et l’agréable, Kant l’estime moins que la peinture. Dans la mesure où en elle la matière semble prévaloir sur la forme, Kant uploads/s3/ 6-armel-mazeron.pdf

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