269 MÉTAPHYSIQUE DES MULTIPLICITÉS Comme si je disais par exemple que la couleu

269 MÉTAPHYSIQUE DES MULTIPLICITÉS Comme si je disais par exemple que la couleur de cette rose n’a rien à voir avec la conquête de la Gaule par César. Wittgenstein Remarques philosophiques, § 82 Selon le Tractatus de Wittgenstein en son verset 2.0251 L’espace, le temps, la couleur (la coloration) sont des formes des objets 1. Selon le second Wittgenstein (Investigations, § 122) la philoso- phie doit aboutir à une «représentation synoptique» de son champ d’investigation 2. Et ce que nous donne le verset 2.0251, c’est d’abord le synopsis des multiplicités vues par la philosophie analytique. Pour l’étudier ainsi que pour lui donner tout son développement, nous prendrons appui sur la figure ci-jointe (page 270). Le concept de multiplicité 3 a son origine chez Herbart et Rie- mann 4. Il a été découvert à partir d’une tentative pour définir l’espace 1. Cf. aussi le modèle musical en 4.0141. 2. Représentation synoptique où « la découverte et l’invention » de chaînons inter- médiaires va permettre de « faire “voir des connexions” » insoupçonnées. 3. Aujourd’hui désigné comme variété dans la littérature mathématique mais tou- jours appelé multiplicité dans la littérature philosophique, à l’usage de laquelle nous nous tiendrons. 4. Sauf indication contraire, les références à Riemann renvoient à la traduction de ses Œuvres mathématiques par L. Laugel, Paris, Gauthier-Villars, 1898 ; rééd. Hermite (préf.), Sceaux, Jacques Gabay, 1990 (cité désormais Œuvres). Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, 31-32 [cédérom], 1997-1998. 270 Rouge Bleu Vert Jaune Temps généalogique (ABC) dans la corolle des couleurs TEMPS INTELLIGIBLE “Image mobile de l’éternité” (Cycle CAB) √1 Point principal de Puiseux Rayon d’ambiguïté Cycle d’ambiguïté ESPACE de l’Objet- image BLEUIR PÂLIR Galaxies de Gödel Temps spatialisé Eternel retour TEMPS SÉCULIER Temps quotidien (BAC) dans la procession des pâleurs χ Echangeur de Riemann Helicoïde de Riemann Présent Passé Avenir Surface de Riemann à feuillets pour la fonction Racine carrée Passé Présent Futurs MULTIPROCESSEUR MATRICIEL de Gödel Giralda Sites selon Riemann Sphère de Riemann à courbures Cube du Tractatus Cycle de Warren Ecliptique des couleurs 271 en cherchant en premier lieu le genre dont il ne serait qu’une espèce. D’où la généralisation du concept d’espace qu’il obtient d’abord. De même que l’espace est une multiplicité à trois dimensions ho- mogènes, on dira que la couleur est une multiplicité à trois dimen- sions hétérogènes, dont les coordonnées sont le ton, l’intensité (ou quantité de lumière) et la saturation (inversement proportionnelle à la quantité de blanc) 5, tandis que le temps est une multiplicité à une dimension (« l’axe du temps »). Car ce synopsis, le verset 2.0251 l’obtient en rapportant les trois multiplicités à un concept unique, le concept d’objet, ainsi que l’indi- quait déjà le verset 2.0232 : Soit dit en passant : les objets sont incolores 6. Si les multiplicités sont des pochettes, les objets 7 sont leurs surprises 8. Un concept comme celui d’objet traverse la disparité qui affecte par ailleurs les multiplicités. Du point de vue du sys- tème de Peirce, nous pouvons dire en effet qu’il y a des multipli- cités de Priméité (comme la couleur), d’autres de Secondéité (comme l’espace et les multiplicités discrètes) et d’autres enfin de Tiercéité (comme le temps). Selon la typologie des relations de Leibniz, on dira que les couleurs sont groupées par des relations de comparaison, les points par des relations de connexion et les ins- tants par des relations de succession. Et les trois types de multipli- cité pourront être également nommés d’après les relations qui les composent, ainsi que d’après les objets fournissant les termes de ces relations. 5. Cf. Remarques sur les couleurs, III, § 5, § 156 et § 219. Fiches, au n° 269. 6. Cf. dans les Remarques sur les couleurs, I, § 35, les deux types de l’incolore : les nombres et la lumière (la lumière pouvant être prise ici comme « chaînon inter- médiaire » entre l’espace et le temps, tandis que les nombres correspondent à des couleurs comme au § 48 des Investigations). 7. Chez Riemann, op. cit., p. 282, le lieu et la couleur ne représentent que les mul- tiplicités continues. Les multiplicités discrètes qui s’y ajoutent sont ici représentées par les objets (dont les ensembles peuvent recevoir un nombre pour donner des multitudes). L’objet lui-même fait son entrée chez Riemann avec la notion de corps, ibid., p. 292, cf. la préface d’Hermite, p. XI et VIII, et avec ce corrélatif naturel de la couleur qu’est le rayon lumineux (p. 297), mais aussi, dans toute sa généralité (p. 295) avec l’idée des « lieux possibles » pour un «objet cherché». 8. Cf. Remarques sur les couleurs, III, § 299: « Nous ne pouvons qu’aller de surprise en surprise avec de tels gens. » 272 La disparité caractéristique des multiplicités nous permet d’ap- précier chez Russell une représentation encore plus unifiée de leur champ. Russell précise en effet que : quand il s’agit de la multiplicité des couleurs, un mouvement si- gnifie, non pas un mouvement dans l’espace, mais un mouvement dans la multiplicité des couleurs elle-même 9. L’idée d’un mouvement parmi les couleurs opère une sorte de retour sur soi pour tout le domaine des multiplicités lui-même. Car le mouvement produit la rencontre d’un espace et d’un temps, qui sont déjà des multiplicités. Or, selon Russell, il s’agit plus exacte- ment d’un mouvement dans le spectre des couleurs lui-même. Et si par conséquent le mouvement parmi les couleurs exige un élar- gissement du concept d’espace (pour inclure quelque chose comme un spectre), il doit entraîner également une généralisation du con- cept de temps. D’autre part, puisque le mouvement implique un mobile, nous retrouvons aussi le rôle du concept d’objet au centre du modèle évoqué chez Russell. L’intérêt de la référence à Russell est par ailleurs de nous révé- ler l’affinité qui réunit les deux sources de notre problématique: la source leibnizienne et la source goethéenne. En deçà de Herbart, en effet, l’idée d’une logique des couleurs permettant de les répartir deux à deux sur un cercle qui formera donc un «espace logique» des couleurs se trouve déjà dans le traité que Goethe leur a consacré 10. Selon Whitehead, «le thème perpétuellement récurrent des ma- thématiques pures» est contenu dans le diagramme du rectangle 11. Dans un rectangle, le théorème de Pythagore permet d’obtenir le carré d’une diagonale quelconque en additionnant les carrés des côtés. Mais pour obtenir la diagonale elle-même, il faut donc ex- traire la racine carrée de ce carré. Ainsi le rôle de leitmotiv que 9. Fondements de la géométrie, § 64. Cf. Wittgenstein, Remarques, § 45: «de même que je puis voir un mouvement (au sens ordinaire), de même je puis voir un mouvement de couleur. » 10. Traité des couleurs (1810), trad. éd. Triades, § 50. Nous laissons de côté ici les divergences entre le Cercle de Goethe et celui de Wittgenstein pour nous ranger à ce dernier en raison d’arguments exposés ailleurs (Le Jeu de Wittgens- tein, Paris, PUF, 1991, p. 155-157). 11. A. Whitehead, An Introduction to Mathematics, Oxford, Oxford University Press, 1911, chap. 4, in fine, p. 38. 273 joue le théorème de Pythagore en mathématiques 12 entraîne-t-il un rôle analogue de la racine carrée, entériné chez Riemann dans son traitement des multiplicités attendant leur métrique 13. Pour cette raison, nous dirons que le problème posé par √ est de trouver l’objet recto-radical ou, par abréviation, l’objet radical. Or, lorsque l’opérateur √ est appliqué aux nombres algébri- ques ou qualifiés, cette notion devient notoirement ambiguë : √4, par exemple, peut être soit +2, soit −2. D’où la notion de signe ambigu, comme +2, introduite par Leibniz 14. D’où également la notion de « fonction multiforme » que Riemann oppose à celle de fonction monodrome 15. Étant donné l’exponentiation contenue dans le résultat du théorème de Pythagore, le problème créé par les fonctions multiformes 16 est de bloquer le cycle d’une opération in- verse permettant de retrouver l’objet radical par enchaînement de l’exponentiation suivi de l’extraction de racine. Il va de soi par ailleurs qu’une telle ambiguïté a un tout autre statut que par exemple une simple équivocité comme celle du mot « perche » ou, à plus forte raison, que l’ambiguïté à la source d’un « sens pickwickien » que nous pouvons supposer pour l’instant relever du pur caprice. Les deux valeurs −y et +y sont systématiquement symétriques autour de 0. Qui plus est, lorsque l’interprétation géométrique des nombres imaginaires sera introduite par Warren 17, il devien- dra possible de situer les valeurs opposées dans un cycle de centre 0 où l’une pourra engendrer l’autre 18. J’appellerai ambiguïté distri- buée une telle ambiguïté où les diverses lectures possibles peuvent être obtenues par inscription sur un cadre systématique. Elle joue 12. Renforcé par le calcul infinitésimal qui permet d’écarter la grandeur absolue des côtés pour ne plus considérer que leur rapport dans le « triangle caracté- ristique » de Leibniz. 13. Œuvres, p. 287. 14. W. G. Leibniz, Opuscules et Fragments inédits, L. Couturat (éd.), Paris, F. Alcan, 1903, p. 100 sq. 15. uploads/s3/ me-taphysique-des-multiplicite-s.pdf

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