Le destruction de l’art : dada et l’anti-tradition La grande guerre fut interpr

Le destruction de l’art : dada et l’anti-tradition La grande guerre fut interprétée comme une crise de la civilisation occidentale, dont Valéry dès 1919 dresse le bilan amer : “Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles”, tandis que Spengler dans son Déclin de l’Occident (1917) avance l’idée que tout classicisme trahit une civilisation mourante. Le monde paraît s’auto-détruire, vidé de toutes ses valeurs. Les régimes politiques ont été incapables de discipliner leurs forces autrement que pour les faire servir à la destruction de l’homme. Les élites ont majoritairement applaudi au massacre généralisé. Les découvertes scientifiques ont consisté dans la qualité nouvelle d’un explosif, ou dans le perfectionnement d’une machine à tuer. L’humanisme, dont Anatole France est le chantre et dont Léon Brunschvicg, Alain ou Bergson sont les serviteurs, passe pour une illusion qui se détourne pudiquement de l’évidence de l’horreur, soit la mort de plus de trois millions de soldats allemands et français. La déception éprouvée par ces esprits de vingt ans les amène dans un premier temps à professer un nihilisme absolu qui répond au besoin de faire table rase du passé et de la société. Telle négation reçoit par dérision le nom de dadaïsme, par référence à dada, qui est le premier mot que Tristan Tzara, le fondateur du mouvement, trouva en ouvrant au hasard le dictionnaire afin de baptiser son groupe. Le dadaïsme est l’ancêtre du surréalisme. Maints surréalistes sortiront de ses rangs. Pour l’heure, définissons la nature du dadaïsme. Qu’est-ce que le dadaïsme? Il s’agit d’un mouvement issue de la révolte des anti- militaristes d’Europe centrale et orientale réfugiés à Zurich en Suisse, et qui se concrétise avec Tristan Tzara et la parution du premier numéro de Dada. C’est à Tzara que l’on doit la rédaction du Manifeste dada. L’écriture d’un Manifeste est paradoxale pour un mouvement qui refuse l’institution. Conformément à la règle d’auto-contradiction propre à dada, Tzara écrit : “j’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes”. Progressivement, la presse s’est faite l’écho de ce qu’elle nomme le “dadaïsme”, manière d’institutionnaliser dada. Aussi Tzara réplique en rétorquant : “j’ai décliné toute responsabilité d’une école lancée par les journalismes et appelée communément le dadaïsme”, façon de rappeler que dada n’a jamais voulu pérenniser ce mouvement “polyglotte et supranational”. Dans les rangs de dada, qui trouve-t-on ? Des figures comme Johannes Baader (1875-1955), qui se surnomme Oberdada. Dès le début de la guerre, il s’identifie au Christ, ce qui lui vaut d’être jugé inapte au service militaire. Il se lance dans des interventions anti-militaristes. À la première foire internationale dada à Berlin en 1920, il détruit son oeuvre totale à la fin de l’exposition : le Grand Plasto- Dio-Dada-Drama. Autre figure marquante, Hugo Ball (1881-1927), homme de théâtre de Munich. Il fonde à Zurich en 1917 le Cabaret Voltaire, avec sa compagne Emmy Hennings, chanteuse de cabaret, qui a fait de la prison pour trafic de faux-papiers destinés aux soldats. Le Cabaret Voltaire (Voltaire était un esprit libre) désigne l’arrière-salle d’une taverne de la Spiegelgasse (rue du miroir). Lénine habite cette rue, Joyce y écrit Ulysse. Ball et Hennings fédèrent un groupe d’individus issus majoritairement de l’abstraction : des artistes (Janco, Arp, Segal), des écrivains (Tzara, Huelsenbeck), des danseurs. Certains sont très proches encore du futurisme italien, et de l’abstraction russe. De ce groupe, Hugo Ball déclare ceci : “notre cabaret est un geste. Chaque mot prononcé ou chanté ici signifie pour le moins : que cette époque avilissante n’a pas réussi à forcer notre respect. D’ailleurs qu’a-t-elle de respectable ou d’impressionnant ? Ses canons ? Notre grand tambour les rend inaudibles”. Cette profession de foi place le geste et l’action au coeur de l’art. En effet, c’est dans la façon dont l’artiste se donne à voir et vit l’art qu’il y a art et oeuvre. Hugo Ball, Tristan Tzara, étaient des dandy, et le propre du dandysme est de faire de sa vie une oeuvre d’art. Selon le mot de Kurt Schwitters “tout ce qu’un artiste crache, c’est de l’art”. Contre la vision traditionnelle de l’artiste inspiré, Dada oppose l’artiste dilettante, mondain, touche-à-tout, décalé. L’artiste dada s’approprie des oeuvres faites par d’autres et les signe de son propre nom : Picabia, L’oeil cacodylate, 1921; il s’invente un double féminin et se travestit en ce double, lui fait signer des ready-made : Duchamp devient Rrose Selavy, pose tonsuré en étoile sous l’objectif de Man Ray ou encore en malfaiteur (Wanted, 1923). L’image de l’artiste est intégrée à l’oeuvre. Rrose Sélavy renvoie au départ à une boutade, un jeu de mot sur “Eros, c’est la vie”, qu’on trouve dans L’oeil cacodylate de Picabia. Rrose est passée à la postérité avec la photographie de Man Ray. Rrose Sélavy, double féminin de Duchamp, questionne l’identité sexuelle, détourne les codes de la publicité et sa vision réductrice de la féminité. Dada est une attitude plutôt qu’un style pictural, le moi de l’artiste y est central, avec cette précision que ce centre est changeant, mouvant, éclaté. Par là s’avoue une influence de la pensée de Nietzsche et du dionysiaque, pensée de la fragmentation. Le dadaïste cultive l’auto-dérision, il éprouve de l’aversion à “faire l’artiste”. Aussi adopte-t-il des pseudonymes (Tristan Tzara, Man Ray sont des pseudos). La pseudonymie participe de la mise en scène de soi dans une stratégie d’auto-affirmation. De là, la présence d’individualités fortes au sein du mouvement, et la volonté de détruire les frontières qui isolent les arts. Le Cabaret Voltaire un lieu de décloisonnement des arts : on y pratique les arts visuels, la poésie, la peinture, la musique. Dada remet en cause les hiérarchies, en installant les arts dans des rapports spéculaires. Dada réfute l’idée d’une hiérarchie des arts au nom du trivial et de l’aléatoire. Préférence est accordée au matériau élémentaire considéré comme impur, trivial ou vulgaire : l’objet est issu de la rue, l’aléatoire empêche l’application des règles traditionnelles. Ainsi les Portraits visionnaires (1917) de Hans Richter sont peints de nuit, presque à l’aveugle. Duchamp développe une théorie de l’accidentel. Son oeuvre La Mariée mise à nu par ces célibataires, même (réalisée entre 1915-1923) se brise lors d’un transport, créant un faisceau de cassures qui sont conservées telles quelles par Duchamp. Autre innovation : le “Mailart”. Les lettres, les cartes, font l’objet de manipulation. Kurt Schwitters signe et date des cartes postales qu’il a détournées. La publication de son portrait (5 mars 1921) en carte postale devient un support de nouveaux collages : on y trouve des citations des travaux de l’artiste (notamment de son poème Anna Blume, 1919). Certains courriers sont devenus célèbres, comme le refus de Duchamp de participer au Salon Dada, qui se traduit par un jeu de mot, télégraphié à Jean Corti : “Podebal”. Dada s’intéresse aussi à la publicité, invente des slogans fondés sur la répétition, des textes courts percutants : “investissez dans dada”, ou “souscrivez à dada, le seul emprunt qui ne rapporte rien”. L’artiste use de tous les moyens susceptibles de frapper les esprits. Et Picabia de déclarer : “La publicité est une chose indispensable à laquelle je tiens beaucoup. L’une de ses formes, le scandale, me séduit particulièrement. Si j’avais pu écrire Picabia dans le ciel avant Citroën, je l’aurais fait”. Dada parodie enfin les méthodes de propagande, assène des contre- vérités, des contre-informations, par voie de presse, de faux scoops, démentis aussitôt; il invite au chaos par voie d’affiches, de collages spontanés, capables de diffuser une “énergie négative”. L’épanouissement de cette énergie négative advient à Paris où Tzara s’installe en janvier 1920. La revue Littérature, fondée par Breton, Aragon et Soupault en 1919, lui ouvre ses colonnes. Les thèmes s’y nourrissent du mépris de la bourgeoisie et du non-sens des années de guerre. Le dadaïsme entend témoigner du caractère insoutenable de l’existence, en multipliant les scandales, les provocations et les sarcasmes, qui deviennent des formes d’art. Dès 1917, l’un des premiers dadaïstes, Arthur Cravan, poète-boxeur, fier d’être le “déserteur de dix-sept nations”, se dévêt à New York lors d’une conférence sur l’art moderne, avant d’être arrêté et interné pour une courte période. Marcel Duchamp présente dans la même ville et la même année un urinoir au Salon des Indépendants, signé de son pseudonyme R. Mutt. Picabia expose Les yeux chauds, une reprise littérale d’un dessin industriel. Le journal Comoedia le révèle avec indignation. À quoi Picabia répond qu’il n’est pas plus idiot de copier des turbines que des pommes, allusion à Cézanne alors au plus haut du Panthéon de la peinture. Le scandale se fait aussi par voie d’annonces dans la presse : “l’insigne dada, qui se porte aussi agréablement que la Légion d’honneur, ne coûte pas cinquante mille frans ! Vous pouvez vous le procurer en écrivant au secrétaire du mouvement dada, Monsieur Ribemont-Dessaignes, 18 rue Fourcroy, il vous l’enverra contre remboursement de cinq francs avec le diplôme de président”. Annonce anonyme parue dans 391, numéro 12. Remarquons l’absence de hiérarchie au uploads/s3/ a-dada.pdf

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