Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique Les catégories

Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique Les catégories verbales "conjugaison" et "genre" dans les grammaires de la langue chibcha Willem ADELAAR Université de Leiden, Pays Bas De la langue chibcha ou muysca, autrefois parlée sur le plateau central colombien, il ne nous reste guère que les données que l'on trouve dans les grammaires et les lexiques de l'époque coloniale et dans quelques textes religieux qui reflètent la manière de penser des conquérants plutôt que celle des indigènes. Le chibcha de Bogotá fut loin d'être la seule langue parlée dans la région. Il doit son importance temporaire surtout au fait que le clergé catholique de la Nouvelle Grenade voulut disposer d'un instrument d'évangélisation, une lengua general au même titre que le quechua du Pérou. Le chibcha de Bogotá fut considéré comme la langue la plus indiquée pour jouer ce rôle (GONZALEZ de PEREZ, 1980:60-75). Il s'ensuit qu'aujourd'hui la langue chibcha est relativement bien documentée. On ne peut pas en dire autant des autres langues ou dialectes qui étaient parlés sur le plateau colombien à côté du chibcha au moment de la conquête et dont nous ne savons presque rien. Il serait à craindre qu'une langue documentée dans de telles conditions, ne nous soit parvenue sous une forme incomplète ou simplifiée pour des besoins normatifs. Ceci serait d'autant plus grave étant donné qu'il s'agit d'une langue morte, ce qui ne permet pas la vérification par la confrontation avec les données empruntées à une langue parlée actuellement. Heureusement, cela ne semble pas avoir été le cas. Les trois grammaires qui ont survécu donnent l'impression de représenter une langue naturelle, pleine d'irrégularités, d'expressions idiomatiques et d'éléments inattendus. En outre, les différents ouvrages ne se répètent pas trop. Ainsi, une très grande différence sépare les deux grammaires qui nous sont accessibles sous forme imprimée, celle de Bernardo de Lugo (1619) et le manuscrit anonyme de la Bibliothèque Nationale de Colombie, publié récemment par María Stella González de Pérez et l'Institut Caro y Cuervo (1987). Le manuscrit d'une troisième grammaire se trouve en Espagne, il est connu surtout sous une forme indirecte, à travers des éditions partielles et quelque peu modifiées (URICOECHEA, 1887 ; LUCENA SALMORAL, 1967-1970). Inutile de dire que pour arriver à bien connaître les particularités de la langue chibcha, il serait nécessaire de retourner aux sources originelles. Cela permettrait de contourner les erreurs d'impression, les omissions, les changements d'ordre et les interprétations personnelles, que l'on trouve dans certaines éditions. La réinterprétation de la grammaire chibcha et la remise en ordre des données selon les critères empruntés à la linguistique moderne sont des tâches qui sans aucun doute vont 174 Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique prendre encore beaucoup d'années. A cette occasion, nous nous limiterons à discuter deux distinctions que les grammairiens du 17ème siècle ont utilisées pour aborder le système verbal de la langue chibcha. Le modèle adopté par Lugo dans son analyse du verbe chibcha est essentiellement le même que celui que l'on retrouve dans les travaux de Nebrija. Par exemple, Lugo énumère les huit "accidents du verbe" mentionnés par Nebrija, qui ensuite lui servent de guide dans son traitement du verbe chibcha. Le concept des "accidents du verbe" (accidentes del verbo), ou comme le dit Lugo "las ocho cosas que pueden acontecer al verbo" (LUGO, 1978:31), constitue une véritable petite théorie linguistique dans le sens moderne du mot. Cependant, la force de la tradition semble avoir dicté que l'on continuât à accorder une place primordiale à l'un de ces huit "accidents", les conjugaisons (conjugaciones), tout comme on l'a fait pour le latin et pour les langues romanes. Avec quelque difficulté, les grammairiens de la langue chibcha ont dû trouver une distinction comparable aux classes de conjugaison constituées par les verbes en -ar, -er et -ir de l'espagnol. Comme nous le verrons plus loin, les soi-disant classes de conjugaison du chibcha paraissent avoir une base phonologique, comme celles du latin et de l'espagnol. La place centrale dans le système verbal chibcha était occupée par un autre "accident du verbe", le "genre" (género), qui se rapporte à la distinction entre verbes transitifs (verbos activos) et intransitifs (verbos neutros). A en juger les nombreuses références au caractère "neutre" ou bien "actif" des verbes, les grammairiens de la langue chibcha ont dû se rendre compte de l'importance de cette distinction. Cependant, ils n'ont pas pu en fournir un traitement homogène et consistant. Nous voyons ainsi que le modèle utilisé par les grammairiens de la langue chibcha était en fait destiné à décrire une langue romane, plutôt qu'une langue amérindienne. C'est aux linguistes modernes de redresser l'image disloquée du système verbal chibcha, que les grammairiens du 17ème siècle nous ont laissée. Les "conjugaisons" en -squa et -suca En faisant exception pour le "verbe substantif" gy1 "être", qui occupe une place tout à fait à part dans les descriptions du chibcha, Lugo distingue quatre conjugaisons : les verbes en -squa (-squâ), les verbes en -suca (-sucâ)2, les verbes négatifs et les verbes interrogatifs (LUGO, 1978:31). Étant donné que les marques de négation (-za) et d'interrogation (-gua) peuvent être rattachées à la plupart des formes verbales (y compris celles qui se terminent en -suca ou -squa), il est clair qu'elles ne font pas partie du système de conjugaison représenté par les terminaisons en question. L'auteur de la grammaire anonyme publiée par González de Pérez n'a pas repris cette erreur de classification de Lugo. Il ne distingue que deux conjugaisons, les verbes en -squa et les verbes en -suca (GONZALEZ de PEREZ 1987:81). 1 Écrit guv chez Lugo, gue chez les auteurs plus récents. 2 Au lieu de -squa et -suca, Lugo écrit généralement -squâ et -sûca. Comme il n'est pas certain que les marques d'accent représentent un élément distinctif en chibcha, elles seront omises dans cette communication. ADELAAR W. : Les catégories verbales ...langue chibcha 175 La présence des terminaisons -squa et -suca dans un verbe chibcha indique une activité en cours. (1a) (ze-)b-za-squa "je mets"3 (1b) ze-cubun-suca "je parle" En général, les terminaisons -squa et -suca sont associées avec le temps présent. Cependant, il est possible de transporter au passé l'événement auquel le verbe réfère en ajoutant l'élément nuca (nucâ) (LUGO, 1978:33,42). Ceci semble indiquer que -squa et - suca représentent un élément aspectuel, plutôt que temporel. (2a) zy-bquy-squa nuca "je faisais" (2b) zy-guity-suca nuca "je fouettais"4 L'absence d'un infinitif proprement dit peut expliquer le fait que les grammairiens aient eu recours à l'équivalent le plus proche du temps présent pour le placement des verbes dans les dictionnaires. Il faut ajouter que la grammaire anonyme publiée par González de Pérez et le dictionnaire annexe contiennent quelques cas où la présence de -squa ou -suca contraste avec leur absence sans qu'une différence de temps n'intervienne. Dans ces cas-là, la fonction de -squa/-suca est décrite comme celle d'un fréquentatif. La fonction fréquentative de la terminaison -squa/-suca se trouve réalisée en particulier en connection avec les verbes qui renvoient à un état de choses, et avec certains verbes à un paradigme irrégulier basé sur l'emploi de plusieurs radicaux différents (GONZALEZ de PEREZ, 1987:122-23, 261, 283). (3a) -zon-e "se trouver" -zon-suca "se trouver (fréquentatif)", "demeurer" (3b) a-b-ga-za "il ne veut pas" a-b-ga-squa-za "il ne veut pas" (fréquentatif) (3c) i-na "je vais", "je suis allé" i-na-squa "j'ai l'habitude d'aller" (3d) -b-xy "emmener" -m-ny-squa "emmener fréquemment" Dans les exemples mentionnés jusqu'ici, la fonction de -squa et celle de -suca ne présentent aucun contraste sémantique. Le dictionnaire annexe de la grammaire anonyme publiée par González de Pérez contient deux entrées qui semblent illustrer un tel contraste. Aux formes, erronnées à notre avis, que mentionne González de Pérez (1987:332), zchusqua "venir" et zchusuca "venir souvent", nous substituerons celles que donne Uricoechea (1871: 204), qui se base sur le même manuscrit. Les formes présentées par Uricoechea sont zuhusqua "venir" et zuhusuca "venir souvent". Il nous semble que la seconde forme est suspecte. Non seulement le contraste supposé entre -squa et -suca n'est pas soutenu par d'autres exemples, 3 Selon l'auteur de la grammaire anonyme publiée par González de Pérez (1987: 87), il était d'usage d'omettre le préfixe de la première personne devant les verbes commençant par b ou m. Cependant, dans les exemples qui figurent dans la partie grammaticale, le préfixe est généralement conservé. Lugo n'en dit rien et maintient le préfixe tout au cours de sa grammaire. 4 Le préfixe de la première personne, selon Lugo, est Ühv-[cï]. Les sources plus tardives donnent ze- ou z-. Comme il est d'usage dans les publications se reférant au chibcha, nous remplaçerons le symbole Üh que Lugo utilise, par z. 176 Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique mais aussi, comme nous le verrons plus loin, la racine -hu- ne réunit pas les propriétés phonologiques, qui sont requises pour l'affixation de -suca5. Si l'on envisage la totalité des paradigmes des verbes en -squa et en -suca on est frappé par leur similitude. Les différences sont marginales et semblent être motivées par la structure phonologique de la uploads/s3/ adelaar-1995-les-categories-verbales-conjugaison-et-genre-dans-les-grammaires-de-la-langue-chibcha.pdf

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