« Dans mon art, on peut lire le rythme du paroxysme de la violence […] » (Porzi

« Dans mon art, on peut lire le rythme du paroxysme de la violence […] » (Porzio et Valsecchi 87). La violence est omniprésente dans l’art occidental. En effet, la Grèce antique illustre ses guerres mythologiques et historiques par la représentation de statues dont la gestuelle exprime la convulsion et la douleur. Par ses bois polychromes, sa peinture et ses vitraux, le Moyen-âge nous donne à contempler un art sanguinaire, de la crucifixion du Christ à la torture des martyrs. Les églises exhibent une violence morbide afin d’inciter le croyant à se repentir de ses péchés. Plus tard, à la Renaissance et jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’engouement pour les martyrs grecs et latins poursuit cette tradition qui consiste à représenter des scènes avec des corps torturés ou sacrifiés. Quant à la peinture d’Histoire, elle déploie souvent toutes les violences pour magnifier une victoire militaire ou au contraire dénoncer les horreurs de la guerre. On retrouve cette idée dans l’art du XXème siècle qui exploite avec une grande complexité les multiples formes de la violence en prenant la psychanalyse ou le corps comme matériau. En effet, en abolissant l’unité du sujet conscient, pour révéler un sujet clivé entre le « moi » et les différentes instances inconscientes, la peinture peut évoquer l’acte violent et son plaisir, des violences masquées ou sublimées. Pour Picasso, le corps est une machine à souffrir. Mettre le corps à mal pour le délivrer et se libérer de toute oppression morbide permet à l’artiste de maîtriser ses pulsions. Ainsi, sa représentation torturée, déformée, atrophiée, comme « sublime violence du vrai » engendre une énergie concentrée qui s’apparente avec l’infini pour mieux nous faire sentir que nous sommes vivants. C’est ce qui motive la création d’œuvres aux mises en scène violentes où le caractère sacrificiel ouvre la voie à un processus de libération. Pour cela, le maître andalou imagine un lieu entre peinture et théâtre où il peut réaliser des actions générant un état de fascination et de perturbation chez le spectateur. Ce dernier participe au rite sacrificiel et acquiert par là même une chance de rédemption. Le rapport entre le corps de l’artiste et son espace pictural existe, et il est unique, intime et solitaire. 1 | P a g e Peindre la souffrance: Picasso et une esthétique de la violence Malika Amrane, PhD. En effet, c’est l’investissement du corps de l’artiste qui matérialise la pensée créatrice, et c’est l’investissement de son esprit qui se concrétise en sensibilité sur la surface picturale. Par conséquent, c’est l’essence même de son expressivité et de son émotivité qu’il schématise sur la toile et qu’il nous transmet ensuite. La pulsion de vie et de mort qui nourrit sa création est à la mesure de son angoisse existentielle : entre les deuils, les crises passionnelles et l’expérience traumatique de la vieillesse, l’impulsion créatrice se confond souvent avec la pulsion destructrice. Mais son art est également le miroir de son temps. Le poids de l’Histoire avec ses conflits et ses deux guerres mondiales a incité le peintre à donner forme à cette violence pour exprimer les peurs et les souffrances. Ainsi, en dépit de l’aspect brutal et chaotique des œuvres que nous avons choisi pour illustrer notre thématique, la qualité de la création nous permet de parler d’une esthétique de la violence. Son univers pictural manifeste un regard sensible aux réalités de son époque et sur sa propre vie car selon le peintre « un tableau vit sa vie comme un être vivant, subit les changements que la vie quotidienne nous impose » (Porzio et Valsecchi 80). *** La mort du proche : ambivalence du deuil (culpabilité) et souffrance. « La peinture pour lui, c’est la femme avec qui on couche, les amis qu’on perd, c’est la peur et la maladie, ce sont les larmes et les rires, c’est l’angoisse et la mort. On peint pour exprimer, pour protester, pour dire » (Fermigier 152). Picasso, Pablo. La mort de Casagemas. 1901. Huile sur bois. Musée Picasso, Paris. Souvent associé à la souffrance, le deuil est aussi considéré comme un processus nécessaire à la délivrance, nommé résilience. Pour la personne affectée par la perte définitive 2 | P a g e d’un être cher, cela consiste à prendre acte de l’évènement traumatique pour ne plus vivre dans la douleur. Le deuil peut être réalisé par le biais de tous moyens d’expression permettant de se libérer de cette souffrance par la commémoration. Il ne s’agit donc pas d’oublier mais de voir sa peine s’atténuer puis disparaître. C’est par l’intermédiaire de la création que Picasso a trouvé un moyen d’extérioriser sa souffrance en dédiant aux êtres perdus certaines de ses œuvres afin de célébrer leur mémoire. En effet, plusieurs deuils ont frappé le peintre depuis son plus jeune âge. La mort de sa sœur Conchita, emportée par une diphtérie en 1895, qui le touche au plus profond de son être ; celle de son meilleur ami Carlos Casagemas qui se suicide par désespoir amoureux en février 1901 et qui laisse l’artiste empreint de culpabilité; celle de son père don José Ruiz Blasco qui meurt en 1913 et qui le plonge dans une profonde tristesse ; celle de sa compagne Eva Gouel emportée par la maladie en 1915, qu’il aimait profondément ; sans oublier la guerre avec son cortège de morts qui ne l’épargnera pas non plus car il perdra de nombreux amis comme Guillaume Apollinaire en 1918. La Mort, « éternelle fiancée des Espagnols », sera omniprésente tout au long de sa vie et par conséquent dans son œuvre, car l’œuvre et la vie du peintre sont intimement liées. Aussi, l’annonce du suicide de son ami Carlos Casagemas fut pour le peintre un véritable choc. Ils s’étaient rencontrés à Barcelone dans un cabaret qui était le lieu de rendez-vous favori des artistes de la nouvelle génération, « Els Quatre Gats. » Lors d’un séjour à Paris, où les deux hommes avaient loué un atelier commun, Casagemas s’éprit d’une femme de petite vertu, Germaine Gargallo, qui posait pour lui comme modèle. Mais cette dernière n’éprouvait à son égard aucun sentiment amoureux. Désespéré, il mettra fin à ses jours violemment, en se tirant une balle dans la tempe. Picasso, hanté par son ami mort, doit se libérer sur la toile de cette obsession et de son sentiment de culpabilité. Il doit retrouver une image positive de lui-même car il se sent en partie responsable de la disparition tragique et prématurée de son jeune ami, insouciant et fougueux, séduit par cette vie parisienne débridée où les mœurs ignoraient toutes contraintes. L’euphorie de ces moments heureux laisse ainsi place à la gravité picturale. Durant l’été 1901, il peint une série de portraits du défunt dont La mort de Casagemas, Casagemas dans son cercueil (Picasso, Pablo. 1901. Huile sur bois. Collection Sotheby’s) et Le suicidé (Casagemas) (Picasso, Pablo. 1901. Huile sur bois. Musée Picasso, Malaga). Mais il se sera passé six mois avant que l’artiste prenne acte de l’évènement traumatique dans sa réalité. Ce n’est qu’à la fin de ce processus de reconnaissance qu’il pourra exprimer sa peine. Seul avec ses remords et son chagrin, il revit le suicide de son ami. Et la couleur bleue 3 | P a g e s’impose alors dans la palette du peintre. Une froideur bleutée qui gagne progressivement ses toiles, trahissant la souffrance et devenant la transcription plastique de la tristesse et de la douleur de cette période de deuil. «J’ai commencé à peindre en bleu lorsque j’ai pris conscience que Casagemas était mort » (Walter 15). Dans le portrait intitulé La mort de Casagemas, le rayonnement explosif de la flamme, en illuminant le visage macabre du défunt, rend palpable l’angoisse et la souffrance qui se dégagent de cette peinture. Le rouge sombre revêt ici une signification funéraire et l’impact rouge de la balle témoigne de la violence de la scène. La présence de la bougie est symbolique, car allumée elle manifeste la persistance d’un souffle de vie supérieur à tout ce qui fut déjà vécu. L’orsqu’elle brûle auprès du défunt, la flamme qui monte vers le ciel symbolise la lumière de l’âme dans sa force ascensionnelle. Cette toile, nourrit de la culpabilité dont souffre Picasso, est un moyen de faire le deuil, d’apaiser sa souffrance en conservant vivace le souvenir de son ami disparu. Mais il faut encore qu’il l’enterre dignement. Ainsi, dans L’enterrement de Casagemas ou Évocation (Picasso, Pablo. 1901. Huile sur toile. Musée d’Art Moderne, Paris) de la même année, il lui offre des funérailles majestueuses en s’inspirant du tableau du Greco L’enterrement du Comte d’Orgaz (El Greco. 1586-1588. Huile sur toile. Église de Santo Tomé, Tolède). Mais le caractère blasphématoire de l’œuvre de Picasso ne manque pas de nous rappeler les circonstances de la mort de son ami. En effet, au lieu du chœur des anges qui forment la cour de l’âme, ce sont des prostituées nues qui l’accueillent dans les cieux. Son âme, emportée par un cheval blanc, reçoit une dernière étreinte de Germaine avant de rejoindre uploads/s3/ malika-amrane-peindre-la-souffrance-picasso-et-une-esthetique-de-la-violence.pdf

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