ART ET NON-ART « Perte du métier » et « nihilisme culturel contemporain » ? Ray
ART ET NON-ART « Perte du métier » et « nihilisme culturel contemporain » ? Raymond Court Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2002/4 Tome 65 | pages 565 à 582 ISSN 0003-9632 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2002-4-page-565.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Certes la relativité des évaluations concernant les productions artistiques a toujours existé plus ou moins, fluctuant en particulier au gré des périodes critiques ou organiques (pour parler comme Auguste Comte). Des œuvres admirées et reconnues en leur temps peuvent ensuite tomber dans l’oubli, d’autres au contraire émerger longtemps après leur parution. Ainsi Stendhal espérait être compris dans cent ans. Et c’est sans doute là en définitive ce qui constitue le critère de la grande œuvre, celle qu’on qualifie de chef-d’œ uvre par son aptitude à se créer un public de qualité enfin capable de la reconnaî- tre en ce style singulier qui définit un artiste « tel qu’en lui-même l’éternité le change » (Mallarmé). Or, dans le cas de notre modernité, il ne s’agit plus seulement de cette seule remise en question relative du jugement esthétique dans la perspective d’un horizon consensuel, à l’instar de ce qu’Habermas défend dans le champ éthico-politique au nom du principe des droits de l’homme et à base de rationalité intersubjective. En réalité, ce qui se trouve ébranlé aujourd’hui dans l’art est autrement profond et touche au statut même de celui-ci pris dans son existence la plus concrète jusque dans sa pratique. Le statut de l’art en question Sur le plan esthétique c’est le débat sur l’art contemporain qui paraît au cœur de la crise, dans la mesure où c’est là que semble se révèler de manière manifeste ce changement radical du statut même de l’art dans la société Archives de Philosophie 65, 2002 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:57 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:57 - © Centre Sèvres occidentale. Deux exemples, limites certes mais significatifs, l’un en pein- ture, l’autre en musique, permettent de prendre la mesure de cette situation. À une exposition récente à Londres, une œuvre « minimale » est accompa- gnée de cette inscription : « Circulez, il n’y a rien à voir ». On connaît aussi la pièce de Cage intitulée : 4′33″ 1. Ajoutons que cette attitude au niveau de la praxis artistique se trouve reprise, analysée, justifiée au plan de la théorie esthétique en même temps que sont éjectés tous les vieux paradigmes : grande œuvre, jugement de goût, prétention à finalité transcendante (reli- gieuse ou révolutionnaire, utopique ou subversive, sacrale ou transfigura- trice...). Est célébré a contrario un art en prise sur une société marquée du sceau d’une démocratie libérale et plurielle où chacun est libre d’affirmer ce qui lui plaît et où toutes les œuvres se valent. Tel serait donc le statut de l’art propre à l’ère post-moderne après libération de toutes les idéologies qui ont nourri les conflits des avant-gardes superstitieuses et dogmatiques, un art enfin pleinement autonome, car désormais affranchi de tout discours exté- rieur, philosophique, politique ou religieux. On est certes en droit de se demander si, en réalité, au nom de la récusation des « théories spéculatives de l’art » (c’est-à-dire pour certains de toute la tradition esthétique de la philosophie occidentale) comme au nom de la revendication du « statut intrinsèquement subjectif du jugement de goût » (J.M. Schaeffer), on ne cède pas aux pressions d’une société soumise au principe du rendement, où la valeur économique refoule la valeur pro- prement esthétique (on sait l’incidence des spéculations financières inhéren- tes au marché de l’art sur la production contemporaine), où le poids écrasant des media au service de « l’industrie culturelle » étouffe toute « relation critique » aux œuvres (Starobinsky), voire toute prise de conscience de cet esclavage (selon le mécanisme de « satisfaction répressive » analysé naguère par Marcuse). Mais de telles réflexions critiques, même si elles paraissent justifiées, nous laissent en dehors de la pratique effective de l’art se faisant, à savoir de ce qui relève du métier et du travail de l’artiste. C’est donc les pratiques les plus communes et sans doute les plus nouvelles mises en œuvre dans certains courants de l’art contemporain qu’il faut essayer de considérer pour en mesurer la radicalité foncière éventuelle et les répercussions sur le sens (ou la perte de sens) de l’expérience esthétique et sur ce que, en dernière analyse, nous pouvons espérer aujourd’hui de l’art lui-même. 1. « Œuvre silencieuse » en trois « mouvements » signalés 30″, 2′23″, 1′40″. Il reste à l’auditeur à écouter le silence et celui-ci, comme la toile dont parlait Rauschenberg, n’est jamais vide. Une autre « partition silencieuse » porte le titre de 0’00 ’’ ; elle invite l’auditeur à interpréter le temps comme absence et pas seulement comme présence. Cf. D. C, La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, PUF, 2001, p. 258. R. COURT 566 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:57 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:57 - © Centre Sèvres « Le métier perdu » ? On connaît le texte célèbre de Lévi-Strauss publié dans le numéro 10 du Débat et la réaction critique qu’il s’attira de la part du peintre Pierre Soulages : « Le prétendu métier perdu ». Débat-clé assurément sur une vraie question, celle même que nous essayons de dégager, mais conduit de telle sorte qu’en fait il la contourne purement et simplement. L’auteur des Mythologiques renvoie avec nostalgie au « savoir artisanal hérité des vieux maîtres », « précieux savoir » « fait de recettes, de formules, de procédés, d’exercice manuel aussi » mais « aujourd’hui perdu » comme en témoigne « l’histoire de la peinture depuis un siècle ». Ainsi l’impressionnisme aurait le premier inauguré cet abandon des « servitudes du métier » par complai- sance envers une perception visant « la physionomie des choses, c’est-à-dire leur considération subjective, par opposition à une considération objective qui vise à appréhender leur nature ». À cette impasse impressionniste ¢ par enfoncement « en deçà de la nature » « en cherchant à fixer le temps sus- pendu » ¢ succédera l’impasse cubiste inverse qui, a contrario, « voudra ... se situer au-delà de la nature » en tendant « à donner une vision intemporelle ». Mais « en renonçant à la perspective », le cubisme « replace le spectateur dans la durée » ; lui aussi finalement, « manque l’objet » réduit « au rang de composition décorative ». « Il vise au-delà de la peinture » ; est ainsi ouverte la voie aux pires aberrations contemporaines, aussi bien dans le sens d’un au-delà de la nature, avec les « productions les plus sordides de la culture », que dans le sens d’un en deçà, avec à la limite « un jeu non représentatif de formes et de couleurs exprimant, non plus même la réaction subjective du peintre à un spectacle, mais un prétendu lyrisme dont l’individu seul est la source ». Le postulat de base de l’éminent anthropologue dans sa dénonciation vigoureuse du « dévoiement de l’art contemporain » repose toute entier sur l’affirmation, au nom de « l’ordre intelligible des choses », d’une nature objective pleinement positive, référence ultime pour une peinture seule habilitée à « prétendre à la dignité de métier ». Selon ce dogme étroitement positiviste on comprend que se trouve scellé le destin de l’art contemporain dès lors que s’est dissous « le peu qui restait de la figuration après Monet ». Pierre Soulages a beau jeu alors de montrer que le refus de ce postulat implicite n’implique nullement la perte du métier de peintre. D’une part certes, on ne peut être qu’en accord avec Lévi-Strauss quand il affirme que le premier uploads/s3/ aphi-654-0565.pdf
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