2 3 Un siècle de création musicale aux États-Unis 4 5 Laurent Denave Un siècle

2 3 Un siècle de création musicale aux États-Unis 4 5 Laurent Denave Un siècle de création musicale aux États-Unis Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990) 6 © Éditions Contrechamps, Genève, 2012 Comité éditorial : Philippe Albèra, Vincent Barras, Jean-Marie Bergère, Joseph G. Cecconi, Daniel Galasso Mise en page : Jean-Marie Bergère Composition, impression : m+h, CH-1225 Chêne-Bourg, Genève ISBN no 978-2-940068-41-8 7 INTRODUCTION « Il est devenu très diffi cile de faire le récit historique d’un mouvement moderne face à une société globalement indifférente à l’image dialectique de l’histoire. Pour elle, l’histoire se résume à une série d’accidents, de ruses imprévisibles où l’action créatrice se confond avec une créativité standardisée, où l’événement se substitue à l’avènement, où la performance de la star l’emporte sur l’objet qui en est le moyen et le terrain d’exhibition. Comment, dans ce contexte social, aborder le phénomène de modernité sans provoquer immédiatement la controverse ? » Célestin Deliège (Deliège , 2005, p. 89) L’objet de notre ouvrage est l’histoire de la création musicale aux États- Unis de 1890 à 1990. Pour éviter le piège d’une histoire nationaliste , nous ne parlerons pas de « la musique américaine », mais de la musique aux États-Unis ou des productions du monde musical étasunien. Ainsi, nous évoquerons les compositeurs notables ayant œuvré aux États-Unis, qu’ils soient ou non de nationalité américaine. À l’inverse, nous avons exclu de notre étude les composi- teurs étasuniens vivant principalement à l’étranger, comme Conlon Nancarrow (1912-1997). La période retenue s’ouvre par les premières compositions de Charles Ives , pionnier de la modernité musicale aux États-Unis, et s’achève par la reconnaissance du minimalisme1. Le minimalisme, plus particulièrement 1. S’agissant d’une étude historique de synthèse reposant principalement sur des sources secon- daires (livres, articles, travaux universitaires, partitions, enregistrements audio et vidéo) et compte tenu du manque de documents sur la production moderne des vingt dernières années (peu de monographies ont été publiées sur les compositeurs modernes toujours en activité), il est plus raisonnable d’arrêter la chronologie à 1990. Précisons également que nous n’avons retenu que les compositeurs ayant travaillé aux États-Unis plus de dix ans. 8 la « musique répétitive » (de T erry Riley , Steve Reich, Philip Glass, etc.), est le symptôme d’une possible transformation en profondeur du monde musical étasunien. En effet, ce courant introduit la logique commerciale dans la sphère de la musique nouvelle, ce qui menace l’autonomie de l’espace de la création musicale vis-à-vis du monde économique. Pour bien comprendre l’enjeu de ce phénomène, que l’on pourrait qualifi er de révolution musicale conservatrice , il faut le resituer dans l’histoire du monde musical étasunien. Rappeler la genèse et l’évolution de ce monde social permet en effet de comprendre que l’autonomie de la création est une conquête historique (entreprise par Charles Ives et ses successeurs) qui peut toujours être remise en cause, comme c’est le cas depuis les années 1970-1980. Création, modernité et tradition Une étude sociohistorique de la musique ne doit pas s’interdire, selon nous, de discuter de la musique elle-même et peut prendre position sur la qualité et/ ou l’originalité d’une œuvre. Cette position n’est pas nécessairement subjective, ou, pour le dire autrement, un jugement esthétique n’est pas toujours arbitraire. Nous devons ainsi distinguer les jugements esthétiques subjectifs, comme lorsque nous disons « j’aime Schoenberg » ou « la musique de Mozart est belle », des jugements esthétiques objectifs, c’est-à-dire fondés sur des critères bien défi nis, comme lorsque l’on affi rme que « l’œuvre de Schoenberg est originale pour telle ou telle raison ». Pour défendre l’objectivité d’un jugement esthétique, il convient de donner des justifi cations. Pour une œuvre musicale, il est possible de s’appuyer sur l’analyse de la partition (ou, à défaut, de l’enregistrement audio). Il est assez aisé de justifi er un jugement sur l’originalité d’une œuvre : il suffi t de relever dans la partition ce qui est nouveau ou, au contraire, conforme à la tradition. En revanche, il est plus diffi cile de justifi er un jugement sur la qualité d’une musique. Pour ce faire, il faudrait décrire longuement le travail d’invention et de construction de chaque composition. Cette diffi culté ne nous concerne que secondairement car le sujet principal de notre ouvrage n’est pas la qualité d’une musique mais son originalité. Pour Noam Chomsky , tout travail créatif est en soi « subversif », il s’agit d’un défi au conformisme : « Nous prenons pour acquis que le travail créateur, dans n’importe quel domaine, met tou- jours au défi la pensée dominante. Un physicien qui raffi ne l’expérience d’hier, un ingénieur qui ne cherche qu’à améliorer des dispositifs existants, un artiste qui se borne à des styles et à des techniques éculés sont, à juste titre, considérés comme manquant d’imagination créa- trice. Les travaux passionnants, que ce soit dans le domaine des sciences, de la technologie ou des arts, sondent les limites de la compréhension et tentent de créer des alternatives aux hypothèses conventionnelles. » (Chomsky , 2010, p. 46). UN SIÈCLE DE CRÉATION MUSICALE AUX ÉTATS-UNIS 9 En toute rigueur, le terme « création » devrait être réservé aux œuvres origi- nales, c’est-à-dire modernes. De nos jours, les termes « moderne » et « modernité » sont trop souvent employés à tort, comme l’a noté Célestin Deliège : « Modernité ! ce concept a-t-il jamais été aussi répandu dans le passé qu’il l’est aujourd’hui ? T ous – écrivains, journalistes, philosophes, artistes, savants – s’y réfèrent et en amplifi ent l’effet médiatique. Ce concept aurait-il évolué ? Autrefois, les modernes étaient les acteurs les plus inventifs et les plus avancés appartenant à des secteurs spécialisés ; aujourd’hui, il semble que la modernité incarne un nouvel état de la conscience collective : serait moderne, ce qui est le plus présent dans le monde quelle qu’en soit l’origine. » (Deliège , 2007, p. 203). Selon nous, la modernité est une prise de position par rapport à la tradition, prise de position avant tout critique (remise en cause de certains fondements de la tradition) mais également constructive (invention de pratiques ou de principes entièrement nouveaux). Ainsi défi nie, la notion de modernité ne renvoie pas à une période historique précise ni à un style particulier : comme l’a souligné Theodor Adorno , « la modernité est une catégorie qualitative et non une catégorie chronologique » (Adorno , 1951, p. 292). Donc, nous ne diviserons pas, comme on le fait souvent, l’histoire de la musique au XXe siècle en deux périodes : la « musique moderne » (avant 1945) puis la « musique contempo- raine » (après 1945). Le compositeur moderne est, à n’importe quelle époque, celui qui conteste certaines règles de la tradition musicale et propose de nouveaux principes d’écriture. Mais qu’entendons-nous par tradition ? Il s’agit d’un ensemble de normes (ou de règles) inventées dans le passé et dont l’usage fait très large- ment consensus : nous pouvons ainsi parler de normes dominantes de composition. Nous distinguerons les normes relatives au matériau, essentiellement le langage musical 2, de celles relatives au traitement : rythme, timbre, dynamiques, etc. 3. Précisons que les modernes les plus radicaux s’attaquent souvent au matériau alors que les modérés innovent avant tout au niveau du traitement. On peut ainsi prendre l’exemple des deux grandes fi gures de la modernité du début du XXe siècle, Arnold Schoenberg (1874-1951) et Igor Stravinsky (1882-1971) : le premier, de loin le plus radical, a profondément renouvelé le matériau musical de son temps en rompant avec le langage tonal, alors que le second est surtout connu pour ses innovations rythmiques (et, secondairement, pour l’originalité 2. Par langage musical, on entend généralement le système de hauteurs (gamme/mode et har- monie). On pourrait aussi inclure dans notre défi nition du matériau les sons dans un contexte où le paramètre des hauteurs est absent ou secondaire comme les objets sonores d’une pièce électroacoustique. 3. Si cette opposition entre matériau et traitement est fort utile, force est de reconnaître qu’elle est un peu grossière : le rythme par exemple relève-t-il toujours du traitement ? Par ailleurs, le traitement n’est-il pas intimement lié en principe au matériau ? INTRODUCTION 10 de son orchestration). Nous distinguerons ainsi deux types de modernité : la modernité la plus opposée à l’orthodoxie musicale, désignée par les protago- nistes du monde musical par les termes « ultramoderne » ou « avant-garde », que l’on appellera modernité radicale ; et la modernité qui rompt moins nettement avec l’orthodoxie académique, souvent désignée simplement par les termes « moderniste » ou « moderne », que l’on appellera modernité modérée. Eric Salzman affi rme que dans les années 1970-1980 réapparaît l’idée que la « culture populaire » est de l’art (« the revival of the view that popular culture is art ») et que la musique populaire et le jazz sont les contributions majeures des États-Unis à la culture mondiale (Salzman , 1988, p. 223). On considère donc implicitement que ces productions sont « originales » uploads/s3/adorno-bourdieu-sociologie-histoire-sociale-de-la-musique-aux-usa-1890-1990.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager