151 Sylvie Fleury: Une plongée dans la surface des mondes DENIS PERNET La lumiè

151 Sylvie Fleury: Une plongée dans la surface des mondes DENIS PERNET La lumière existe à peine dans la profondeur de la roche. Le sol que l’on foule les pieds déchaussés est souple comme recouvert de mousse. Les pas s’enfoncent vers un inconnu familier: c’est l’intérieur d’une grotte aux couleurs émeraude sombre et vert de gris. Le temps est suspendu et, tandis que le silence s’étend avec l’obscurité, un gong profond retentit calmement. Astarté’s Cave (2008), présentée an CAC Málga, est une œuvre de Sylvie Fleury installée pour la première fois à l’occasion de l’exposition que le Mamco, le musée d’art moderne et contemporain de Genève, consacre en 2008 à l’artiste gene- voise. L’installation est glissée entre deux murs, à l’angle d’un couloir. On y pénètre avec modestie, comme en pèlerinage. Seul au sein de la matrice, certain pourrait revivre les émois de Robinson Crusoé dans le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, quand le héro solitaire s’enfonce au plus profond de la cavité naturelle pour s’unir à l’île même en un inceste métaphysique et libérateur. Ici l’artificiel de la pierre n’est là qu’à seule fin de renforcer l’effet de réel, comme si toute grotte terrestre aurait dû être dessinée par les décorateurs que se partageaient Louis II de Bavière et Richard Wagner. L’aventure spéléologique constitue dans la rétrospective de l’artiste un manifeste hétitierhéritier pratiquement de la critique institutionnelle, tant la référence aux parcs d’attraction (le musée) contraste avec la sérénité de la proposition (la rencon- tre intime de l’œuvre et du visiteur). La grotte, mais aussi l’aura, viennent ponctuer le dispositif d’œuvres aux références plus matérialistes. Pourtant, la matérialité dans les œuvres de Sylvie Fleury est toute relative. Les moteurs de voitures brillent de mille feux enveloppés sous le chrome métallique, les fon- taines en forme de pneus de camion disparaissent sous les reflets des ors appliqués à la porcelaine dans lequel elles sont façonnées, et l’eau qui jaillit scintille aux éclairages de 152 la galerie. Tel un effet de théâtre romantique, une vapeur s’échappe de la vasque et joue à masquer la matérialité de la sculpture. La brillance, la déformation, les reflets sont au- tant de sortilèges jetés au réel. Un motif de tissu inspiré de Victor Vasarely est utilisé par Jean-Paul Gautier. Sylvie Fleury retourne la proposition du styliste français en resti- tuant au motif sa dimension première de toile : elle photographie le vêtement porté sur une poitrine féminine dont les courbes déforment la composition Op Art et redonne à l’œuvre de l’artiste hongrois ses vertus plastiques [Stretch (7), 1996]. À la surface du monde, Sylvie Fleury fouille, comme d’autres avant elle, une mécanique des liens entre sens et sensible. Par les transformations qu’elle opère sur les objets de la société de consommation, l’artiste suisse pourrait faire penser à un personnage d’un roman de Raymond Roussel, à un de ces inventeurs pour qui la science est un outil servant à ac- tionner (questionner) la formation d’une image.1 Dès les premières œuvres de Sylvie Fleury, devenues d’ailleurs embléma- tiques, il est question d’un geste, d’une action, en un mot d’une performance. Un texte sur la démarche de l’artiste peut difficilement faire l’économie d’un commentaire sur les Shopping Bags, tant ces derniers constituent la base même de plusieurs réflexions possibles sur le mystère que recèle le travail. L’auteur de ces lignes doit en cet instant sacrifier aux usages du genre pour témoigner d’une expérience fondatrice à plus d’un titre. Il est très jeune quand au détour d’une ruelle de sa ville natale de Suisse romande, dans une petite galerie d’art de la place, il découvre, avec un émerveillement qui l’en- chante et l’interpelle aujourd’hui encore, la première œuvre présentée en public de l’artiste suisse qui deviendra parmi les plus célébrées. Un shopping bag, ou plutôt un amoncèlement de shopping bags [C’est la Vie!, 1990], lâchés nonchalamment à l’entrée de la galerie, dans une exposition collective qui présente une peinture noire d’Olivier Mosset et un canevas blanc uniquement maculé de traces d’humidité de John M Arm- leder. Si ce n’était pour le carton d’invitation qui cite un troisième artiste, ou les conseils amusés de la galeriste Jacqueline Rivolta, on aurait aimé croire à l’irruption soudaine dans la ville provinciale d’une femme sortie d’un film de Luchino Visconti, descendue à l’instant d’un avion privé qui l’aurait conduite d’une station de villégiature américaine à la cité helvétique. Dans cette illusion, beaucoup d’éléments ont immédiatement frappé notre visiteur, et à l’heure actuelle continuent à résonner tel un mystère irrésolu, et néanmoins tendu d’hypothèses logiques. Ce texte se propose de tracer une piste en vue d’une enquête possible sur le phénomène qui sous-tend, des shopping bags à la grotte du Astarté, la démarche d’une artiste magique, et peut-être magnétiseuse. Elle dit à propos de son entrée dans le champ artistique qu’elle a longtemps cru à une conspiration dont elle aurait été l’instrument.2 Qui aurait jeté un tel sort? • • • 1926, Berchtesgaden, Bavière : l’auteur Raymond Roussel se fait photographier devant un décor carton-pâte représentant l’entrée d’une mine. Il porte un fez, il tient un piolet sur son épaule et une lanterne qui semble remplacer la main gauche cachée sous la manche du costume. La prothèse lanterne devient la main de l’écrivain. Si on file cette métaphore, on peut dire que Raymond Roussel écrit avec de la lumière, et que son verbe éclaire les ténèbres de la mine en quête de gemmes et d’or. «Glückauf!» (Bonne chance!), le salut dans le langage des mineurs allemands, est inscrit au-dessus de l’entrée de la grotte et semble s’adresser comme un défi, au récepteur de l’image souhaitant explorer ou la mine ou l’œuvre de l’auteur. Le chapeau est celui de Pierre Loti, modèle dandy et voyageur dont Roussel suit la trace. • • • Le personnage inventeur mentionné plus haut pourrait être Louise Montales- cot, «voyageuse, captivante et belle»,3 l’exploratrice des Impressions d’Afrique (1910), chimiste, botaniste, à la recherche d’une solution de procédé photographique qui conduirait l’action d’un pinceau. Elle souffre d’un problème pulmonaire et porte une prothèse, de petits tuyaux dorés, plantés dans son torse et qu’elle décide de dissimuler par coquetterie, les transformant en un ornement du costume d’officier qu’elle porte dorénavant à l’occasion de ses aventures. • • • Le déplacement des slogans du champ de la publicité vers celui de l’art a pour effet d’exposer l’ambivalence originelle qui a motivé leur invention. Plea- sures (2001) répété en lettres néon roses le long d’un mur devient, en plus de la cita- tion directe du nom d’un parfum d’Estée Lauder, une incantation étrange, quelque peu ironique, mais qui, par sa beauté publicitaire et son atmosphère onirique, semble 153 toutefois répondre à la promesse de son intitulé. De même le mot «Egoïste», reproduit à l’instar de la marque de fragrance en lettres géantes sur une peinture murale (Egoïste, 1993), devient, outre l’hommage à la modernité de la police de caractère utilisée dès 1921 par Gabrielle Chanel, un commentaire qui accroît le sens critique du mot et s’adresse au visiteur-consommateur. Ce basculement incessant de fascination à mise à distance, de critique à empathie, met à jour un mécanisme de permutation qu’opère le visiteur à la vue des œuvres. Ce retournement du sens sur lui-même est également présent dans les carrosseries de voitures défoncées de la série She-Devils On Wheels. La fascination pour la vitesse et les belles cylindrées rencontre son contre- point dans la destruction de la voiture et l’exposition des épaves issues de la décharge, peintes en teintes de maquillages [Skin Crime 1 (Givenchy 601), 1997].4 Ce geste rap- pelle bien sûr John Chamberlain et plus encore les sculptures faussement héroïques de Nancy Rubin, dans lesquelles l’artiste féministe s’approprie les déchets de la société de consommation pour en faire des monuments critiques. Chez Sylvie Fleury, c’est une horde de Vixens issue des films de Russ Meyer qui semble produire ces amas hu- moristiques et apocalyptiques. La performance est centrale dans la constitution des pièces de l’artiste. Beau- coup d’œuvres sont le résultat d’un processus engagé par l’artiste elle-même et dont la trace compose l’artéfact. Les Shopping Bags sont le fruit d’une véritable séance de shop- ping, les tôles de voitures laquées et défoncées offrent un résultat de carambolage réel- lement activé par l’artiste (Crash Test, 2003). Les vidéos Here Comes Santa (2003), Walking on Carl André (1996) montrent l’enregistrement de l’action de la marche en talon. Chacune de ces actions parait provenir d’une narration en cours. Les Wild Pair (1994) semblent d’une femme bricoleuse, décomplexée par son désir pour les corps musclés et les chaussures de luxe qu’elle n’hésite pas à dégrader à coups de spray de peinture. Parfois l’énonciateur de la performance pourrait être aussi son récepteur. Dès le début des années 1990, Sylvie Fleury anticipe l’émergence du développement phé- noménal du marché de l’art et l’apparition d’un nouveau type de collectionneurs: la femme fortunée qui consomme de l’art comme de la mode. Est-ce l’artiste ou cette émanation du public qui dépose les Shopping Bags à l’entrée de la uploads/s3/ sylvie-fleury-une-plonge-e-dans-la-surface-des-mondes.pdf

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