ARNAUD VAREILLE UN USAGE PARTICULIER DE LA CARICATURE CHEZ MIRBEAU : LE CONTRE-

ARNAUD VAREILLE UN USAGE PARTICULIER DE LA CARICATURE CHEZ MIRBEAU : LE CONTRE-TYPE1 Mirbeau a une réputation d'écrivain féroce. Ses adversaires ont souvent pâti de sa verve et de ses traits satiriques quand ils n'ont pas eu à souffrir dans leur propre chair de ses traits d'escrimeur. Dans le numéro 14 des Cahiers Octave Mirbeau, Bernard Jahier souligne la prégnance de la caricature dans ses contes, ainsi que la grande variété de procédés auxquels l’auteur a recours pour mener à bien sa charge2. Parmi ceux-ci, quatre sont particulièrement mis à l’honneur dans l’article : « les effets de contraste, l’hyperbole (principalement sous la forme de l’outrance verbale), l’altération de la figure humaine en animal ou en objet, et les ressources de l’onomastique3 ». Si l’on reconnaît là des moyens classiques propres au genre, essentiellement fondé sur l’exagération formelle et thématique des propos tenus, Mirbeau y aurait recours afin de se forger « [u]ne arme de guerre redoutable4 » mise au service d’une « esthétique de la laideur5 » qui définit l’originalité de l’écrivain. Nombreuses sont les études qui se sont également intéressées à l’écriture mirbellienne quand elle se fait « écriture de combat », selon l’expression de Yannick Lemarié6, dans les chroniques que le romancier livre à la presse. Il n’est pas étonnant alors de retrouver son nom associé à L’Assiette au Beurre, célèbre pour la violence de ses dessins et son orientation anarchiste, dont Mirbeau rédige le numéro 61 du 31 mai 1902, intitulé Têtes de Turcs et illustré par Léopold Braun. Or, tandis que l’on s’attendrait à découvrir un exemplaire dans lequel les images et les textes rivaliseraient de cruauté, on découvre vingt pages, d’un ton plus ironique que caricatural, agrémentées de portraits officiels plus que de portraits-charges. L’ensemble du numéro proposerait ainsi une autre dimension de la satire mirbellienne. Alors que l’auteur peut avoir recours aux procédés caricaturaux traditionnels dans les contes et dans certains articles polémiques, comme le montrent notamment Les Grimaces ou encore ceux consacrés à l’affaire Dreyfus, il semble viser ici un autre effet que la seule dénonciation outrancière à l’aide d’un procédé que nous nommerons le contre-type. 1 Je tiens à dire ici toute ma gratitude à messieurs Raymond Bachollet et Emmanuel Pollaud-Dulian ainsi qu’à Max Coiffait pour leur précieuse contribution aux recherches nécessaires à cet article. 2 Bernard Jahier, « La caricature dans les Contes cruels d’octave Mirbeau. Aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, pp. 115-139. 3 Ibidem, p. 121. 4 Ibidem, p. 116. 5 Idem. 6 Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau, l’Affaire et l’écriture de combat », Cahiers Octave Mirbeau n° 7, 2000, pp. 95-108. Signalons également sur le sujet l’article d’Yvette Mousson, « Le Style de Mirbeau dans ses Combats politiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997. 1 Description du numéro Le numéro 61 de L’Assiette au Beurre se compose de vingt pages. La première et la quatrième de couverture présentent les têtes caricaturées du Président du conseil, « M. Waldeck-Rousseau », comme Mirbeau l’indique lui-même en page deux, ainsi que de cinq de ses ministres. En pages intérieures, le lecteur découvre d’abord un long texte rédigé par Mirbeau et intitulé « Frontispice », puis 15 portraits à pleine page (M. Chauchard, Paul Deschanel, Le Docteur Doyen, Henri Rochefort, Le Comte Boni de Castellane, Massenet, Porel, Jules Lemaître, M. Maurice Barrès, M. Constans, Paul Bourget, Denys Puech, Henry Roujon, François Coppée, Déroulède) et quatre autres se partageant le cahier central (les portraits de Lucien Millevoye et d’Édouard Drumont encadrant ceux d’Edmond Rostand et d’Eugène Brieux7), tous dessinés par Léopold Braun et légendés par Mirbeau. Des pages caricaturales ? Quelques portraits et leurs notices respectives relèvent du mode classique de la relation texte/image à visée polémique. Certains détails des dessins alliés aux procédés rhétoriques mirbelliens touchent au but avec l’évidence d’un genre éprouvé, servi par le talent des deux artistes. Revenant sur l’origine de la caricature et les sources auxquelles elle puise au XIXe siècle, Bernard Jahier évoque Lavater et son Essai sur la physiognomonie, promis à une belle postérité8. Après Balzac notamment et bien des dessinateurs, Mirbeau aurait eu lui aussi recours aux analogies physiologiques afin de décrire la bête qui se cache sous l’homme et les traits de caractère lui afférents. Concernant la caricature employée à des fins politiques, ne pourrait-on évoquer une autre influence possible ? Darwin, avec sa théorie du « langage facial9 », paraît, en effet, tout aussi approprié pour inspirer dessinateurs et pamphlétaires dans leurs œuvres. L’évolution de la caricature, jointe à celle des habitudes culturelles et des supports de diffusion, voit se développer l’image légendée. De la rencontre des deux systèmes iconiques et graphiques naît une relation très rapidement codifiée par la pratique dans laquelle le texte est un faire-valoir de l’illustration. Que le commentaire soit redondant par rapport à elle, didactique, métaphorique ou encore paradoxal, le dessin reste bien la partie principale du message. Têtes de Turcs répond à cette règle par la distribution des places respectives des deux éléments dans la page. Les légendes qui agrémentent les portraits sont en effet placées à leur pied ; elles portent en titre l’identité de la personne portraiturée et se composent d’un texte pouvant aller d’une simple phrase lapidaire jusqu’à un paragraphe d’une dizaine de lignes. Le fait, assez rare, que l’illustrateur ne soit pas le rédacteur des légendes, permet toutefois souvent à celles-ci d’aller au-delà du simple message convenu prenant habituellement la forme d’un dialogue entre les personnages représentés ; d’un commentaire 7 Nous reprenons les désignations des portraits telles qu’elles sont formulées dans la revue. 8 Bernard Jahier, art. cit., p. 125. 9 Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et chez les animaux (1872), Paris, C. Reinwald, 1890, pour la traduction française. 2 de la scène dessinée ; d’un redoublement de l’effet visuel par le discours à grand renfort de jeux de mots et autres calembours, fort appréciés des caricaturistes. Mirbeau y recourt cependant à diverses reprises dans les notices du fascicule. Ces portraits sont ceux que touche le plus fortement le caractère périssable de la caricature et, d’une manière générale, de la littérature de circonstance. Faite pour répondre à l’événement et coller à l’actualité ses intentions et son sens s’amenuisent, voire disparaissent, avec ses contemporains. À l’exception de deux ou trois patronymes, le lecteur d’aujourd’hui ne sera guère renseigné par les notices, à moins d’être spécialiste de la période. Parmi les noms évoqués, rares sont ceux qui ont accédé à la postérité. Pierre Michel a donné, les concernant, de précieuses indications biographiques10 auxquelles nous ferons largement appel pour étayer notre analyse. Au milieu de l’uniformité des images, sur laquelle nous reviendrons, quelques portraits présentent des marques distinctives comme autant d’attributs propices à la caricature. C’est le cas notamment de celui d’Henry Roujon, administrateur des Beaux-Arts et membre de l’Académie du même nom (dont il deviendra secrétaire perpétuel en 1903), qui porte le bicorne des membres de l’Institut. En regard de son portrait se trouve celui de Denys Puech, sculpteur, comme l’indique l’arrière-plan de l’image composé de plusieurs ébauchoirs, et membre de l’Académie des Beaux-Arts également. Mirbeau attaque en eux les représentants de l’art officiel qu’il a toujours combattu au nom de la liberté du créateur. L’intervention de l’État dans l’art par le biais des commandes est, selon lui, mortifère pour la création, comme l’illustre l’énumération des prérogatives de Roujon qualifié de « chef de l’art, en France » et qui, à ce titre, « l’élève, le subventionne, le développe, le protège, le vulgarise, le vend, l’achète, l’épluche, le tamise, l’accommode, le mijote, le décore et, finalement, le sert dans les musées, où les amateurs le consomment – d’un mot, en fait toute la cuisine ». Les artistes officiels peuvent ainsi débiter des chefs-d’œuvre à foison, constatation à partir de laquelle Mirbeau dresse un portrait de Puech en « hardi industriel », songeant « à faire le trust du marbre et du bronze » afin d’assurer l’approvisionnement en matières premières de son atelier. Nous retrouvons ce principe avec Alfred Chauchard dont les favoris démesurés représentés sur le dessin sont ainsi glosés par Mirbeau : « Ressemble à un loulou blanc de Poméranie ». Le Docteur Doyen tient une scie chirurgicale entre ses dents, tandis que le fond noir de l’image semble avoir été lacéré par quelque objet coupant11. Ici, l’analogie dévalorisante sert 10 Pierre Michel, Petit Dictionnaire des écrivains cités, dans Octave Mirbeau, Combats littéraires, édition critique établie par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2006, p. 607 sqq. Voir également les notes à la fin de l’article p. 553. 11 Le docteur Doyen a déjà connu les honneurs de la presse satirique, notamment en août 1898 à la une du journal artistique et littéraire La Vie ardennaise illustrée, où il est présenté en véritable thaumaturge découpant un crâne à l’aide d’une scie, tandis qu’au second plan un squelette boit du champagne et qu’un autre joue de la musique, assis sur la tombe de la mort vaincue par le praticien. Il apparaîtra à plusieurs reprises uploads/s3/ arnaud-vareille-d-x27-un-usage-particulier-de-la-caricature-chez-mirbeau-le-contre-type 2 .pdf

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