59 I L L U S I O N / D É S I L L U S I O N E S T H É T I Q U E H I V E R 1 9 9

59 I L L U S I O N / D É S I L L U S I O N E S T H É T I Q U E H I V E R 1 9 9 6 Jean BAUDRILLARD Illusion/désillusion esthétique O n a l’impression que la majeure partie de l’art actuel concourt à un travail de dissuasion, à un travail de deuil de l’image et de l’imaginaire, à un travail de deuil esthétique, la plupart du temps raté, ce qui entraîne une mélancolie générale de la sphère artistique, dont il semble qu’elle se survive dans le recyclage de son histoire et de ses vestiges (mais ni l’art ni l’esthétique ne sont les seuls voués à ce destin mélancolique de vivre non pas au-dessus de ses moyens, mais au-delà de ses propres fins). Il semble que nous soyons assignés à la rétrospective infinie de ce qui nous a précédés. C’est vrai de la politique, de l’histoire et de la morale, mais de l’art aussi, qui en cela ne jouit d’aucun privilège. Tout le mouvement de la peinture s’est retiré du futur et déplacé vers le passé. Citation, simulation, réappropriation, l’art actuel en est à se réapproprier d’une façon plus ou moins ludique, ou plus ou moins kitsch toutes les formes, les œuvres du passé, proche ou lointain, ou même déjà contemporain. Ce que Russell Connor appelle le rapt de l’art moderne. Bien sûr, ce remake et ce recyclage se veulent ironiques, mais cette ironie est comme la trame usée d’un tissu, 60 T R A N S L E B E A U elle ne résulte que de la désillusion des choses, c’est une ironie fossile. Le clin d’œil qui consiste à juxtaposer le nu du « Déjeuner sur l’herbe » avec le « Joueur de cartes » de Cézanne n’est qu’un gag publicitaire, l’humour, l’ironie, la critique en trompe-l’œil qui caractérise aujourd’hui la pub et qui submerge désormais le monde artistique. C’est l’ironie du repentir et du ressentiment vis-à-vis de sa propre culture. Peut-être le repentir et le ressentiment constituent-ils le stade ultime de l’histoire de l’art, comme ils constituent selon Nietzsche le stade ultime de la généalogie de la morale. C’est une parodie, en même temps qu’une palinodie de l’art et de l’histoire de l’art, une parodie de la culture par elle-même en forme de vengeance, caractéristique d’une désillusion radicale. C’est comme si l’art, comme l’histoire, faisait ses propres poubelles et cherchait sa rédemption dans ses détritus. Il n’est que de voir ces films (Barton Fink, Basic Instinct, Greenaway, Sailor and Lula, etc.) qui ne laissent plus place à quelque critique que ce soit, parce qu’ils se détruisent en quelque sorte eux-mêmes de l’intérieur. Citationnels, prolixes, high-tech, ils portent en eux le chancre du cinéma, l’excroissance interne, cancéreuse de leur propre technique, de leur propre scénographie, de leur propre culture cinématographique. On a l’impression que le metteur en scène a eu peur de son propre film, qu’il n’a pas pu le supporter (soit par excès d’ambition, soit par manque d’imagination). Sinon, rien n’explique la débauche de moyens et d’efforts mis à disqualifier son propre film par excès de virtuosité, d’effets spéciaux, de clichés mégalos — comme s’il s’agissait de harceler, de faire souffrir les images elles-mêmes, en en épuisant les effets, jusqu’à faire du scénario dont il a peut-être rêvé (on l’espère) une parodie sarcastique, une pornographie d’images. Tout semble programmé pour la désillusion du spectateur, à qui il n’est laissé d’autre constat que celui de cet excès de cinéma mettant fin à toute illusion cinématographique. Que dire du cinéma, sinon que, au fil de son évolution, au fil de son progrès technique, du film muet au parlant, à la couleur, à la haute technicité des effets spéciaux, l’illusion au sens fort du terme s’en est retirée ? C’est à la mesure de cette technicité, de cette efficience cinématographique que l’illusion s’en est allée. Le cinéma actuel ne connaît plus ni l’allusion ni l’illusion : il enchaîne tout sur un mode hypertechnique, hyperefficace, hypervisible. Pas de blanc, pas de vide, pas d’ellipse, pas de silence, pas plus 61 I L L U S I O N / D É S I L L U S I O N E S T H É T I Q U E H I V E R 1 9 9 6 qu’à la télé, avec laquelle le cinéma se confond de plus en plus en perdant la spécificité de ses images. Nous allons de plus en plus vers la haute définition, c’est-à-dire vers la perfection inutile de l’image. Qui du coup n’est plus une image, à force d’être réelle, à force de se produire en temps réel. Plus on s’approche de la définition absolue de la perfection réaliste de l’image, plus se perd sa puissance d’illusion. Il n’est que de penser à l’Opéra de Pékin, comment avec le simple mouvement duel de deux corps sur une barque, on pouvait mimer et rendre vivante toute l’étendue du fleuve, comment deux corps se frôlant, s’évitant, se mouvant au plus près l’un de l’autre sans se toucher, dans une copulation invisible, pouvaient mimer la présence physique sur la scène de l’obscurité où ce combat se livrait. Là, l’illusion était totale et intense, plus qu’esthétique, une extase physique, justement parce qu’on avait retranché toute présence réaliste de la nuit et du fleuve et que, seuls les corps prenaient en charge l’illusion naturelle. Aujourd’hui, on ferait venir des tonnes d’eau sur la scène, on tournerait le duel en infrarouge, etc. Misère de l’image surdouée, comme de la guerre du Golfe sur CNN. Pornographie de l’image à trois ou quatre dimensions, de la musique à trois ou quatre ou vingt-quatre pistes — c’est toujours en ajoutant au réel, en ajoutant le réel au réel dans l’objectif d’une illusion parfaite (celle de la ressemblance, celle du stéréotype réaliste parfait) qu’on tue justement l’illusion en profondeur. Le porno, en ajoutant une dimension à l’image du sexe, en ôte une à la dimension du désir, et disqualifie toute illusion séductrice. L’apogée de cette désimagination de l’image par intoxication, de ces efforts inouïs, dans tous les domaines, pour faire qu’une image ne soit plus une image, c’est la digitalité, c’est l’image de synthèse, l’image numérique, la réalité virtuelle. Une image, c’est justement une abstraction du monde en deux dimensions, c’est ce qui ôte une dimension au monde réel, et par là même inaugure la puissance de l’illusion. La virtualité au contraire, en nous faisant entrer dans l’image, en recréant une image réaliste en trois dimensions (en ajoutant même une sorte de quatrième dimension au réel, pour en faire un hyperréel), détruit cette illusion (l’équivalent de cette opération dans le temps, c’est « le temps réel », qui fait se refermer la boucle du temps sur elle-même, dans l’instantanéité, et donc abolit toute illusion du passé comme du futur). La virtualité tend à l’illusion parfaite. Mais il ne s’agit pas du tout de la même illusion créatrice qui est celle de l’image (mais aussi du 62 T R A N S L E B E A U signe, du concept, etc.). Il s’agit d’une illusion « recréatrice » (et récréative), réaliste, mimétique, hologrammatique. Elle met fin au jeu de l’illusion par la perfection de la reproduction, de la réédition virtuelle du réel. Elle ne vise qu’à la prostitution, à l’extermination du réel par son double. (Ainsi le musée où l’on va pouvoir entrer dans le « Déjeuner sur l’herbe » et s’y asseoir soi-même.) À l’opposé, le trompe-l’œil, en ôtant une dimension aux objets réels, rend leur présence magique et retrouve le rêve, l’irréalité totale dans leur exactitude minutieuse. Le trompe-l’œil, c’est l’extase de l’objet réel dans sa forme immanente, c’est ce qui ajoute au charme formel de la peinture le charme spirituel du leurre, de la mystification des sens. Car le sublime ne suffit pas, il y faut aussi le subtil, la subtilité qui consiste à détourner le réel en le prenant à la lettre. Ce que nous avons désappris de la modernité : c’est que la soustraction donne la force, c’est que la puissance naît de l’absence. Nous n’avons de cesse d’accumuler, d’additionner, de surenchérir. Et que nous ne soyons plus capables d’affronter la maîtrise symbolique de l’absence fait que nous sommes aujourd’hui plongés dans l’illusion inverse, celle désenchantée et matérielle de la profusion, l’illusion moderne de la prolifération des écrans et des images. Il y a une grande difficulté à parler de la peinture aujourd’hui parce qu’il y a une grande difficulté à la voir. Parce que la plupart du temps elle ne veut plus exactement être regardée, mais veut être visuellement absorbée, et circuler sans laisser de traces. Elle serait en quelque sorte la forme esthétique simplifiée de l’échange impossible. Si bien que le discours qui en rendrait le mieux compte serait un discours où il n’y a rien à dire, qui serait l’équivalent d’une peinture où il n’y a rien à voir. L’équivalent d’un objet qui n’en est pas un. Mais un objet qui n’en uploads/s3/ baudrillard-jean-illusion-desillusion-esthetique-pdf.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager