Yasmina Reza Art Édité en 2009 par Albin Michel ISBN : 978-2-226-26386-5 merci
Yasmina Reza Art Édité en 2009 par Albin Michel ISBN : 978-2-226-26386-5 merci à Serge Goldszal Présentation Marc Serge Yvan Le salon d’un appartement. Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible. Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée. Acte unique Marc, seul. MARC. Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs. * * * Chez Serge. Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux. Serge regarde, réjoui, son tableau. Marc regarde le tableau. Serge regarde Marc qui regarde le tableau. Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot. MARC. Cher ? SERGE. Deux cent mille. MARC. Deux cent mille ?… SERGE. Handtington me le reprend à vingt-deux. MARC. Qui est-ce ? SERGE. Handtington ?! MARC. Connais pas. SERGE. Handtington ! La galerie Handtington ! MARC. La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?… SERGE. Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui. MARC. Et pourquoi ce n’est pas Handtington qui l’a acheté ? SERGE. Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule. MARC. Ouais… SERGE. Alors ? MARC.… SERGE. Tu n’es pas bien là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes ? MARC. Comment s’appelle le… SERGE. Peintre. Antrios. MARC. Connu ? SERGE. Très. Très ! Un temps. MARC. Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ? SERGE. Mais mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS ! MARC. Tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ! SERGE. J’étais sûr que tu passerais à côté. MARC. Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ?! * * * Serge, comme seul. SERGE. Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l’aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d’être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante. * * * Les mêmes. Même endroit. Même tableau. SERGE (après un temps)… Comment peux-tu dire « cette merde » ? MARC. Serge, un peu d’humour ! Ris !… Ris, vieux, c’est prodigieux que tu aies acheté ce tableau ! Marc rit. Serge reste de marbre. SERGE. Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir ce que tu entends par « cette merde ». MARC. Tu te fous de moi ! SERGE. Pas du tout. « Cette merde » par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose. MARC. À qui tu parles ? À qui tu parles en ce moment ? Hou hou !… SERGE. Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé. Tu n’as aucune connaissance dans ce domaine, donc comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ? MARC. C’est une merde. Excuse-moi. * * * Serge, seul. SERGE. Il n’aime pas le tableau. Bon… Aucune tendresse dans son attitude. Aucun effort. Aucune tendresse dans sa façon de condamner. Un rire prétentieux, perfide. Un rire qui sait tout mieux que tout le monde. J’ai haï ce rire. * * * Marc, seul. MARC. Que Serge ait acheté ce tableau me dépasse, m’inquiète et provoque en moi une angoisse indéfinie. En sortant de chez lui, j’ai dû sucer trois granules de Gelsémium 9 CH que Paula m’a conseillé – entre parenthèses, elle m’a dit Gelsémium ou Ignatia ? tu préfères Gelsémium ou Ignatia ? est-ce que je sais moi ?! – car je ne peux absolument pas comprendre comment Serge, qui est un ami, a pu acheter cette toile. Deux cent mille francs ! Un garçon aisé mais qui ne roule pas sur l’or. Aisé sans plus, aisé bon. Qui achète un tableau blanc vingt briques. Je dois m’en référer à Yvan qui est notre ami commun, en parler avec Yvan. Quoique Yvan est un garçon tolérant, ce qui en matière de relations humaines est le pire défaut. Yvan est tolérant parce qu’il s’en fout. Si Yvan tolère que Serge ait pu acheter une merde blanche vingt briques, c’est qu’il se fout de Serge. C’est clair. * * * Chez Yvan. Au mur, une croûte. Yvan est de dos à quatre pattes. Il semble chercher quelque chose sous un meuble. Dans l’action, il se retourne pour se présenter. YVAN. Je m’appelle Yvan. Je suis un peu tendu car après avoir passé ma vie dans le textile, je viens de trouver un emploi de représentant dans une papeterie en gros. Je suis un garçon sympathique. Ma vie professionnelle a toujours été un échec et je vais me marier dans quinze jours avec une gentille fille brillante et de bonne famille. Entre Marc. Yvan est à nouveau de dos en train de chercher. MARC. Qu’est-ce que tu fais ? YVAN. Je cherche le capuchon de mon feutre. Un temps. MARC. Bon ça suffit. YVAN. Je l’avais il y a cinq minutes. MARC. Ce n’est pas grave. YVAN. Si. Marc se baisse pour chercher avec lui. Ils cherchent tous deux pendant un instant. Marc se redresse. MARC. Arrête. Tu en achèteras un autre. YVAN. Ce sont des feutres exceptionnels, tu peux dessiner sur toutes les matières avec… Ça m’énerve. Si tu savais comme les objets m’énervent. Je serrais ce capuchon, il y a cinq minutes. MARC. Vous allez vous installer ici ?… YVAN. Tu trouves bien pour un jeune couple ? MARC. Un jeune couple ! Ah ! Ah ! YVAN. Évite ce rire devant Catherine. MARC. La papeterie ? YVAN. Bien. J’apprends. MARC. Tu as maigri. YVAN. Un peu. Ça m’emmerde de ne pas avoir trouvé ce capuchon, il va sécher maintenant. Assieds-toi. MARC. Si tu continues à chercher ce capuchon, je m’en vais. YVAN. OK, j’arrête. Tu veux boire quelque chose ? MARC. Un Perrier, si tu as. Tu as vu Serge ces derniers jours ? YVAN. Pas vu. Et toi ? MARC. Vu hier. YVAN. En forme ? MARC. Très. Il vient de s’acheter un tableau. YVAN. Ah bon ? MARC. Mmm. YVAN. Beau ? MARC. Blanc. YVAN. Blanc ? MARC. Blanc. Représente-toi une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt… fond blanc… entièrement blanc… en diagonale, de fines rayures transversales blanches… tu vois… et peut-être une ligne horizontale blanche en complément, vers le bas… YVAN. Comment tu les vois ? MARC. Pardon ? YVAN. Les lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ? MARC. Parce que je les vois. Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l’inverse, enfin il y a des nuances dans le blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc ! YVAN. Ne t’énerve pas. Pourquoi tu t’énerves ? MARC. Tu cherches tout de suite la petite bête. Tu ne me laisses pas finir ! YVAN. Bon. Alors ? MARC. Bon. Donc, tu vois le tableau. YVAN. Je vois. MARC. Maintenant tu vas deviner combien Serge l’a payé. YVAN. Qui est le peintre ? MARC. Antrios. Tu connais ? YVAN. Non. Il est coté ? MARC. J’étais sûr que tu poserais cette question ! YVAN. Logique… MARC. Non, ce n’est pas logique… YVAN. C’est logique, tu me demandes de deviner le prix, tu sais bien que le prix est en fonction de la cote du peintre… MARC. Je ne te demande pas d’évaluer ce tableau en fonction de tel ou tel critère, je ne te demande pas une évaluation professionnelle, je te demande ce que toi Yvan, tu donnerais pour un tableau blanc agrémenté de quelques rayures transversales blanc cassé. YVAN. Zéro centime. MARC. Bien. Et Serge ? Articule un chiffre au hasard. YVAN. Dix mille. MARC. Ah ! ah ! YVAN. Cinquante mille. MARC. Ah ! ah ! YVAN. Cent mille… MARC. Vas-y… YVAN. Quinze… Vingt ?!… MARC. Vingt. Vingt briques. YVAN. Non ?! MARC. Si. YVAN. Vingt briques ??! MARC.… Vingt briques. YVAN.… Il est dingue !… MARC. N’est-ce pas ? Léger temps. YVAN. Remarque… MARC.… Remarque quoi ? YVAN. Si ça lui fait plaisir… Il gagne bien sa vie… MARC. C’est comme ça que tu vois les choses, toi. YVAN. Pourquoi ? Tu les vois comment, toi ? MARC. Tu ne vois pas ce qui est grave là-dedans ? YVAN. Heu… Non… MARC. C’est curieux que uploads/s3/ art-by-reza-yasmina-reza-yasmina-z-liborgepub.pdf
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- Publié le Mai 17, 2022
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