MILAN KUNDERA LE RIDEAU essai en sept parties GALLIMARD © Milan Kundera, 2005.

MILAN KUNDERA LE RIDEAU essai en sept parties GALLIMARD © Milan Kundera, 2005. © Editions Gallimard, 2005, pour l’édition française. Tous droits de publication et reproduction en langue française réservés aux Éditions Gallimard. Toute adaptation de l’ouvrage, quelle qu’en soit la forme, est interdite. PREMIÈRE PARTIE CONSCIENCE DE LA CONTINUITÉ CONSCIENCE DE LA CONTINUITÉ On racontait une anecdote sur mon père qui était musicien. Il est quelque part avec des amis où, provenant d’une radio ou d’un phonographe, retentissent les accords d’une symphonie. Les amis, tous musiciens ou mélomanes, reconnaissent immédiatement la Neuvième de Beethoven. Ils demandent à mon père : « C’est quoi, cette musique ? » Et lui, après une longue réflexion : « Cela ressemble à du Beethoven. » Tout le monde retient son rire : mon père n’a pas reconnu la Neuvième Symphonie ! « Tu en es sûr ? – Oui, dit mon père, du Beethoven de sa dernière période. – Comment peux-tu savoir que c’est sa dernière période ? » Alors mon père attire leur attention sur une certaine liaison harmonique que Beethoven plus jeune n’aurait jamais pu utiliser. L ’anecdote n’est certainement qu’une invention malicieuse, mais elle illustre bien ce qu’est la conscience de la continuité historique, l’un des signes par lesquels se distingue l’homme appartenant à la civilisation qui est (ou était) la nôtre. Tout prenait, à nos yeux, l’allure d’une histoire, apparaissait comme une suite plus ou moins logique d’événements, d’attitudes, d’œuvres. Au temps de ma prime jeunesse, je connaissais, tout naturellement, sans me forcer, la chronologie exacte des ouvrages de mes auteurs aimés. Impossible de penser qu’Apollinaire ait écrit Alcools après Calligrammes car, si cela avait été le cas, ce serait un autre poète, son œuvre aurait un autre sens ! J’aime chaque tableau de Picasso pour lui-même, mais aussi toute l’œuvre de Picasso perçue comme un long chemin dont je connais par cœur la succession des étapes. Les fameuses questions métaphysiques : d’où venons-nous ? où allons-nous ? ont, en art, un sens concret et clair, et ne sont pas du tout sans réponses. HISTOIRE ET V ALEUR Imaginons un compositeur contemporain ayant écrit une sonate qui, par sa forme, ses harmonies, ses mélodies, ressemblerait à celles de Beethoven. Imaginons même que cette sonate ait été si magistralement composée que, si elle avait été vraiment de Beethoven, elle aurait figuré parmi ses chefs-d’œuvre. Pourtant, si magnifique fût-elle, signée par un compositeur contemporain elle prêterait à rire. Au mieux, on applaudirait son auteur comme un virtuose du pastiche. Comment ! On éprouve un plaisir esthétique devant une sonate de Beethoven et on n’en éprouve pas devant une autre de même style et de même charme si elle est signée par l’un de nos contemporains ? N’est-ce pas le comble de l’hypocrisie ? La sensation de beauté, au lieu d’être spontanée, dictée par notre sensibilité, est donc cérébrale, conditionnée par la connaissance d’une date ? On n’y peut rien : la conscience historique est à tel point inhérente à notre perception de l’art que cet anachronisme (une œuvre de Beethoven datée d’aujourd’hui) serait spontanément (à savoir sans aucune hypocrisie) ressenti comme ridicule, faux, incongru, voire monstrueux. Notre conscience de la continuité est si forte qu’elle intervient dans la perception de chaque œuvre d’art. Jan Mukarovsky, le fondateur de l’esthétique structuraliste, a écrit à Prague en 1932 : « Seule la supposition de la valeur esthétique objective donne un sens à l’évolution historique de l’art. » Autrement dit : si la valeur esthétique n’existe pas, l’histoire de l’art n’est qu’un immense dépôt d’œuvres dont la suite chronologique ne possède aucun sens. Et inversement : c’est seulement dans le contexte de l’évolution historique d’un art que la valeur esthétique est perceptible. Mais de quelle valeur esthétique objective peut-on parler si chaque nation, chaque période historique, chaque groupe social a ses propres goûts ? Du point de vue sociologique, l’histoire d’un art n’a pas de sens en elle-même, elle fait partie de l’histoire d’une société, de même que celle de ses vêtements, de ses rites funéraires et nuptiaux, de ses sports ou de ses fêtes. C’est à peu près ainsi que le roman est traité dans l’article que lui consacre L'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L ’auteur de ce texte, le chevalier de Jaucourt, reconnaît au roman une grande diffusion (« presque tout le monde le lit »), une influence morale (quelquefois utile, quelquefois nocive), mais aucune valeur spécifique qui lui soit propre ; d’ailleurs, il ne mentionne presque aucun des romanciers que nous admirons aujourd’hui : ni Rabelais, ni Cervantes, ni Quevedo, ni Grimmelshausen, ni Defœ, ni Swift, ni Smollett, ni Lesage, ni l’abbé Prévost ; le roman ne représente pour le chevalier de Jaucourt ni un art ni une histoire autonomes. Rabelais et Cervantes. Que l’encyclopédiste ne les ait pas nommés n’est nullement scandaleux ; Rabelais se souciait peu d’être romancier ou non et Cervantes pensait écrire un épilogue sarcastique à la littérature fantastique de l’époque précédente ; ni l’un ni l’autre ne se tenaient pour des « fondateurs ». Ce n’est qu’a posteriori, progressivement, que la pratique de l’art du roman leur a attribué ce statut. Et elle le leur a attribué non pas parce qu’ils ont été les premiers à écrire des romans (il y a eu beaucoup d’autres romanciers avant Cervantes), mais parce que leurs œuvres faisaient comprendre, mieux que les autres, la raison d’être de ce nouvel art épique ; parce qu’elles représentaient pour leurs successeurs les premières grandes valeurs romanesques ; et ce n’est qu’à partir du moment où on a commencé à voir dans un roman une valeur, valeur spécifique, valeur esthétique, que les romans, dans leur succession, ont pu apparaître comme une histoire. THÉORIE DU ROMAN Fielding a été l’un des premiers romanciers capables de penser une poétique du roman ; chacune des dix-huit parties de Tom Jones s’ouvre par un chapitre consacré à une sorte de théorie du roman (théorie légère et plaisante ; car c’est ainsi que théorise un romancier : en gardant jalousement son propre langage, en fuyant comme la peste le jargon des érudits). Fielding a écrit son roman en 1749, donc deux siècles après Gargantua et Pantagruel, un siècle et demi après Don Quichotte, et pourtant, même s’il se réclame de Rabelais et de Cervantes, le roman est toujours pour lui un art nouveau, si bien qu’il se désigne lui-même comme « le fondateur d’une nouvelle province littéraire… ». Cette « nouvelle province » est à tel point nouvelle qu’elle n’a pas encore de nom ! Plus exactement, elle a en anglais deux noms, novel et romance, mais Fielding s’interdit de les utiliser car, à peine découverte, la « nouvelle province » est déjà envahie par « un essaim de romans stupides et monstrueux (a swarm of foolish novels and monstruous romances) ». Pour ne pas être mis dans le même sac que ceux qu’il méprise, il « évite soigneusement le terme de roman » et désigne cet art nouveau par une formule assez alambiquée mais remarquablement exacte : un « écrit prosaï-comi-épique (prosai-comi-epic writing) ». Il essaie de définir cet art, c’est-à-dire de déterminer sa raison d’être, de délimiter le domaine de la réalité qu’il a à éclairer, à explorer, à saisir : « l’aliment que nous proposons ici à notre lecteur n’est autre que la nature humaine. » La banalité de cette affirmation n’est qu’apparente ; on voyait alors, dans le roman, des histoires amusantes, édifiantes, distrayantes, mais sans plus ; personne ne lui aurait accordé un but aussi général, donc aussi exigeant, aussi sérieux que l’examen de la « nature humaine » ; personne n’aurait élevé le roman au rang d’une réflexion sur l’homme en tant que tel. Dans Tom Jones, au milieu de sa narration, Fielding s’arrête soudain pour déclarer qu’un des personnages le stupéfie ; son comportement lui apparaît comme « la plus inexplicable de toutes les absurdités qui soient jamais entrées dans la cervelle de cette étrange et prodigieuse créature qu’est l’homme » ; en effet, l’étonnement devant ce qui est « inexplicable » dans « cette étrange créature qu’est l’homme » est pour Fielding la première incitation à écrire un roman, la raison de l’inventer. L ’« invention » (en anglais on dit aussi invention) est le mot-clé pour Fielding ; il se réclame de son origine latine, inventio, qui veut dire découverte (discovery, finding out) ; en inventant son roman, le romancier découvre un aspect jusqu’alors inconnu, caché, de la « nature humaine » ; une invention romanesque est donc un acte de connaissance que Fielding définit comme « une rapide et sagace pénétration de l’essence véritable de tout ce qui fait l’objet de notre contemplation (a quick and sagacious penetration into the true essence of all the objects of our contemplation) ». (Phrase remarquable ; l’adjectif « rapide » – quick – fait entendre qu’il s’agit de l’acte d’une connaissance spécifique où l’intuition joue un rôle fondamental.) Et la forme de cet « écrit prosaï-comi-épique » ? « Étant le fondateur uploads/s3/ milan-kundera-le-rideau 2 .pdf

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