L'ART ET LE SACRÉ Raymond Court S.E.R. | « Études » 2009/5 Tome 410 | pages 627
L'ART ET LE SACRÉ Raymond Court S.E.R. | « Études » 2009/5 Tome 410 | pages 627 à 638 ISSN 0014-1941 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-5-page-627.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R.. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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C’est ce que nous tenterons dans un premier temps en prenant appui sur trois expériences esthétiques empruntées succes- sivement à la peinture, à la poésie et à la musique. La « chair iconique » Quand Cézanne parle de « la vérité de la peinture », il dési- gne par là l’idéal qu’il a poursuivi toute sa vie dans sa quête esthétique, à savoir ce projet fou de transfigurer ce qui nous entoure « dans un monde autre et cependant tout réel ». Aussi bien lui-même d’ailleurs n’hésite pas ici à faire référence au sacré : la peinture, disait-il, opère « le miracle du monde changé en peinture » comme l’eau en vin aux noces de Cana. Et quand il affirme sa volonté de « dégager la religion du pay- sage », le Maître d’Aix veut signifier qu’il ne s’agit plus pour lui de peindre objectivement la nature, mais bien plutôt, L’art et le sacré Raymond Court Professeur honoraire d’Université. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. 628 comme l’a très bien souligné Merleau-Ponty, « au lieu de se borner à la restitution diversement intense du visible », d’an- nexer « la part de l’invisible aperçu occultement ». Ce qui revient à « dire finalement que le propre du visible est d’aper- cevoir une doublure d’invisible au sens strict qu’il rend pré- sent comme une certaine absence. » Joachim Gasquet nous éclaire ici, je crois, en profondeur, en nous faisant compren- dre comment l’art de Cézanne a réussi à atteindre cette plé- nitude de l’image qui se lie (ce qui renvoie à l’étymologie courante – sinon exacte –, du mot religion), réalisant alors en vérité le comble de l’expression : « Tous les tons se pénètrent, tous les volumes tournent en s’emboîtant » et, rejoignant une remarque profonde de Diderot à propos de la peinture de Chardin, il ajoute : « Au fond, j’en suis sûr, ce sont les des- sous, l’âme secrète des dessous, qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l’ensemble. » En définitive, on peut se demander si cet art n’accomplit pas alors à la perfec- tion cela même qu’énoncera Paul Klee dans sa Théorie de l’art moderne : les « réalités de l’art élargissent les limites de la vie telle qu’elle apparaît d’ordinaire. Parce qu’elles ne reproduisent pas le visible avec plus ou moins de tempéra- ment, mais rendent visible une vision secrète. » Aussi bien, à la lumière de ce rapprochement, sans doute avons-nous chance de rejoindre au plus profond la pas- sion cézanienne dans sa quête picturale fondamentale. Au travers des Sainte-Victoire dans leur surgissement et accom- plissement cosmique, comme des portraits de la Vieille au chapelet ou du Jardinier Vallier accordés dans une plénitude de paix à leur entourage de vie, semble s’accomplir cette rela- tion charnelle du visible et de l’invisible opérant la coales- cence de la sensation et du sens. N’atteignons-nous pas alors cette plénitude de l’image qui n’est ni le concept relevant de l’intelligible ni le simulacre appartenant à l’irréel imageant, mais qui définit la figure au sens fort comme ce qui nous donne à voir l’invisible au cœur du visible ? Aussi bien, pour mieux comprendre ce dont il s’agit, il n’est peut-être pas ana- chronique d’évoquer, en écho à la pensée de Klee, ce qu’écri- vait avec grande rigueur, au viie siècle, Maxime le Confesseur : « Ce qui est invisible devient visible dans ce qui apparaît, et le sens de ce qui est visible est livré par ce qui n’apparaît pas grâce à l’interprétation symbolique1 » ? A l’instar du Verbe incarné dans sa double nature indivisément divine et humaine, on peut en effet, comme nous y invite la pensée 1. Mystagogie, Migne, 2005, p. 50. Cette œuvre a été écrite vers 630 dans le contexte d’une défense du concile de Chalcédoine (451). 1. Mystagogie, Migne, 2005, p. 50. Cette œuvre a été écrite vers 630 dans le contexte d’une défense du concile de Chalcédoine (451). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. 629 patristique, par transposition analogique au plan de l’exis- tence esthétique, parler de chair iconique pour désigner cette plénitude de présence propre à la vérité picturale que pour- suivait Cézanne au-delà de la dichotomie des sens et de l’in- telligence, à savoir le sens incarné dans le sensible avant toute dissociation. Rien d’étonnant dès lors à l’affirmation parfois avancée qu’en nous montrant un paysage, la peinture nous dit le sacré. La parole poétique Or une telle quête de sens à vocation ontologique se retrouve en poésie. Et rien ne le montre mieux que la rencontre pro- fonde sur ce point entre le penseur Heidegger et le poète Hölderlin. Et d’abord ici, comme d’ailleurs sur le plan pictu- ral, la condition première posée au préalable pour une appro- che de « l’essence de la poésie », est de ne pas réduire celle-ci à un objet littéraire à traiter scientifiquement (y compris dans une perspective structuraliste). Il importe au contraire d’ap- préhender le poétique comme une attitude existentielle, à savoir une certaine manière d’être-au-monde qui n’est plus celle de la banalité utilitaire commune, mais un séjour à habiter. En effet, grâce au poème (et cela vaut aussi pour toute œuvre d’art véritable), « advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude […], [et qui] nous saisit littéralement pour nous pousser hors de l’ordinaire dans cette ouverture et transfor- mer de manière radicale nos rapports habituels au monde et à l’entourage […], [et] tout notre ciel étoilé.2 » N’est-ce pas cela même qu’on a désigné comme l’aura ? Mais, s’interroge l’auteur de L’origine de l’œuvre d’art, sur quoi repose une telle puissance de transformation des choses qui opère « ce retournement de la conscience vers l’in- visible intime de l’espace du cœur » que Rilke nomme « la dimension de profondeur de notre intérieur » ? Sur la parole, mais pas n’importe laquelle! L’homme, dit Heidegger, a par nature, grâce au langage, accès à l’Etre défini comme Ouverture à tout ce qui l’entoure et dont, en le nommant, il dévoile la vérité. Cependant, si toute vérité vient à nous par le langage comme dévoilement, seule la parole poétique (à prendre au sens large qui s’étend à tous les arts) a pouvoir d’atteindre à l’invisible et à l’intériorité. Celle-ci tient ce pri- 2. Holzwege (Chemins qui ne mènent nulle part), Gallimard, p. 56. 2. Holzwege (Chemins qui ne mènent nulle part), Gallimard, p. 56. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.66.78.51 - 26/04/2020 19:35 - © S.E.R. 630 vilège – et l’analyse heideggerienne est sur ce point tout à fait décisive – à sa manière de traiter son matériau avec respect dans sa lutte amoureuse avec lui. L’œuvre d’art, au lieu d’user son matériau au fil d’une finalité pragmatique, comme dans l’objet fabriqué où il disparaît dans l’utilité, l’exalte au contraire dans sa nature éclatante de matériau et réussit par là même à déceler l’indécelable. Car seule la matière portée ainsi à la « luminiscence » ou à la « sonorescence », matière véritablement en état de transfiguration, est apte à porter les rêves de la Nature. Et si un objet technique peut être beau par surcroît, c’est dans la mesure où, renonçant à violer la Nature, il la respecte en s’insérant uploads/s3/ art-et-sacre-court.pdf
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- Publié le Fev 28, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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