Entre soi et « défense du moi » en contexte populaire Enquête sur des ménages o

Entre soi et « défense du moi » en contexte populaire Enquête sur des ménages ouvriers stables dans le Sud-ouest Thomas Beaubreuil Comment le « moi » parvient-il à se construire dans un contexte où sa « valeur » est menacée ? Qu’elles sont les fonctions jouées par le « je », l’« entre soi » et le « nous », dans cette « construction » ? Les expressions « les gens comme nous » ou « les gens comme moi », souvent entendues sur le terrain, me semblent assez représentatives des usages faits du « nous » et du « je » par les enquêté-e-s. Les pronoms personnels désignent tacitement des réalités sociales différentes selon que l’on change de classe ou de fraction de classe, mais aussi de contexte historique, de genre et d’individus1. En ce qui concerne les classes populaires, le « nous politique » qui désignait hier le « collectif ouvrier » ne doit pas être confondu avec le « nous social » : le « nous ouvrier » s’est désagrégé, mais le « nous social » que désignent les expressions « les gens comme moi » ou « les gens comme nous » est toujours présent dans les esprits. Ce « nous social » populaire est d’ailleurs inséparable du « ils »2 étant entendu que ce « nous » et ce « ils » ne correspondent pas exactement à une forme de conscience politique, mais plutôt à la vision du monde inhérente au fait d’occuper une position subalterne. « Ils » ou encore « eux » ce sont les « dominants » : ces dirigeants politiques et ces « riches » qui « ne pensent qu’à eux » et qui s’enrichissent sans limites alors que les autres « n’ont rien », ces gens qui « vous prennent de haut » et « se croient supérieurs », « ceux qui décident de tout », « pensent tout savoir » et « ont tous les avantages », etc. Le « nous social »3 est évoqué en fonction des situations et des discours auxquels les individus sont confrontés : il peut renvoyer à la famille proche, au couple, aux amis, à l’entre soi, mais aussi au « groupe », si bien qu’il est valable non seulement pour désigner un « nous populaire » (« nous la basse classe », par exemple, pour reprendre les termes d’une enquêtée) que pour désigner un « nous » limité à un sous-groupe d’appartenance (la fraction de classe, le genre, la génération, l’origine géographique, etc.). Dans la mesure cependant où, dans le contexte actuel, chacun se perçoit comme un individu particulier4 1 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. 2 Richard Hoggart, The Uses of Literacy : Aspects of Working-Class Life with Special Reference to Publications and Entertainments, Penguin Books (in association with Chatto & Windus), 1957. 3 Le « nous social » n’est pas propre aux classes populaires et il est utilisé dans tous les milieux. 4 Voir dans ce volume, Gérard Mauger, « Un individu pour les sociologues ». 1 et plus rarement comme « membre d’une classe sociale », le « nous » cohabite avec le « je » sans que l’on cherche à faire le départ. L’usage interchangeable du « je » ou du « nous » montre que le « nous » est une forme de « moi collectif » et que le « je » est un « nous individuel » qui s’ignore comme tel (quel que soit le milieu)… Le « je » est donc porteur à la fois de la « singularité » de l’individu, mais aussi des mécanismes par lesquels il est affilié et s’affilie à un domaine particulier de l’espace social, à commencer par l’« entre soi » porteur d’une forme de reconnaissance symbolique essentielle en contexte populaire... L’enquête L’enquête a pour cadre une « cité ouvrière » située dans une petite ville industrielle du Béarn5. Les matériaux réunis sont issus du recueil des généalogies de famille et d’observations sur une longue durée6. La première génération est composée des familles entrées dans la cité lorsqu’elle venait d’être construite à la fin des années 1960. Les enfants de cette première génération sont nés en majorité dans les années 1950 et 1960, les enfants de la génération suivante sont nés dans les années 1970 et 1980 et la dernière génération est arrivée dans les années 1990 et 2000. La « cité », comme la nomment ses résidents, a été construite entre 1958 et 1959 à l’initiative du propriétaire d’une importante usine locale de textile. Il a fourni le terrain, puis fait construire trente-deux maisons pour ses ouvriers qui devenaient ainsi propriétaires en s’acquittant de crédits relativement avantageux. Trois maisons supplémentaires furent construites en dehors du lotissement pour loger les contremaîtres. Les trente-deux familles d’ouvriers de la « cité » s’installèrent quasiment en même temps, en 1959. Les couples avaient en majorité une trentaine d’années, bien que certains étaient plus âgés. Les maisons étaient identiques, leur taille dépendait du nombre d’enfants et, au-delà de deux enfants, elles comportaient un étage. Simples, en béton peint en blanc et aux toits recouverts de tuiles rouges, elles comportent toutes une parcelle de terrain, occupée jusqu’à une date récente par des jardins potagers. La notion de « défenses symboliques » 5 La ville est de tradition ouvrière depuis le 19e siècle (le bassin d’emploi compte, encore aujourd’hui, 32,5 % d’ouvriers). 6 J’ai passé une bonne partie de ma petite enfance dans la « cité ouvrière » que j’ai prise ici pour objet et j’ai continué ensuite à m’y rendre fréquemment, tout au long de ma vie, jusqu’à aujourd’hui. 2 Si l'on s'accorde généralement sur le fait que les membres des classes populaires subissent une forme de domination et que cette expérience de la domination entraîne un certain nombre de réactions (conscientes et/ou inconscientes), ces mécanismes complexes sont néanmoins abordés, en général, de manière relativement abstraite, à travers les concepts très élastiques de « résistance » et de « stratégie » ou, dans un autre registre, à travers le rôle « protecteur » joué par l'« entre soi » ou l’« engagement » (le « nous politique »). Pour approfondir cette question, je suggère ici d’avoir recours à la notion de « mécanismes de défense » utilisée en psychologie. Les « défenses symboliques » en sociologie Certaines « défenses symboliques » ont déjà été étudiées dans le cadre de la sociologie et de l’histoire des rapports de pouvoir et de domination. La notion d’Eigensinn d’Alf Lüdtke, par exemple, est assez proche de la notion d’« agression passive » considérée en psychologie comme une défense face à une autorité (en l’occurrence celle de la hiérarchie de l’usine) que l’on ne peut attaquer frontalement au risque de perdre son emploi, mais vis-à-vis de laquelle on pose néanmoins des limites tacites à ne pas franchir pour conserver un espace où l’intégrité de soi et des pairs (la « dignité ») reste préservée. L’humour, autre mécanisme de défense, et les moqueries sur « les chefs » font aussi partie de cette « résistance indirecte », comme, de manière générale, tout ce qui est fait « dans le dos » de l’autorité ou sous ses yeux, mais en faisant en sorte qu’elle ne puisse rien dire. Chez Bourdieu, l’habitus est doté d'une fonction d'anticipation qui permet d'éviter les situations indésirables, inconfortables (l’« anticipation-défense » est répertoriée dans le DSM-IV, 1994/19967). Bourdieu a également mis en avant l’existence de comportements comme la résignation (ou acceptation) forme de fatalisme qui permet de « faire avec » la domination et d’anticiper les « coups durs », afin d’accepter la réalité pour pouvoir la surmonter et ne pas trop en souffrir. J’ai rencontré ce fatalisme sur le terrain, mais il y a aussi des moments d’inversion dans l’optimisme (idéalisation, voir infra) et des individus plus ou moins coutumiers de l’une ou l’autre de ces « défenses ». 7 Serban Ionescu, Marie-Madeleine Jacquet, Claude Lhote, Les mécanismes de défense : Théorie et clinique (3e éd.), Paris, Dunod, 2020. 3 L’expérience de la domination menace de dissoudre l’intégrité du « moi » par les sentiments de honte et d’humiliation8 qu’entraînent la dévalorisation, les blessures symboliques infligées au quotidien et les évènements socialement traumatiques intervenus au fil de la trajectoire (comme l’expérience de l’échec scolaire ou les premières expériences des inégalités entre les classes). Les défenses symboliques populaires étudiées par Bourdieu sont plutôt de l’ordre des « défenses passives » (évitement, déni, résignation, refoulement et retour du refoulé sous la forme du lapsus, de la « fausse note », de la « dissonance » dans le langage verbal et corporel, etc.). Jean- Claude Passeron et Claude Grignon ont complété cette approche en ajoutant d’autres catégories de défense face à la domination : l’oubli, par exemple, qui n’est pas systématiquement un refoulement (si le refoulement conduit à oublier, l’oubli ne correspond pas toujours à un refoulement), mais aussi la contestation située du côté des « défenses actives uploads/s3/ art-tb-version-definitive.pdf

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