Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût Antoine Hennion
Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût Antoine Hennion Centre de sociologie de l’innovation, École des mines de Paris in Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels O. Donnat, P. Tolila dir., DEP/Ministère de la culture/OFCE-Fondation nationale des sciences politiques Paris, Presses de Sciences Po, 2003, vol. I: 287-304 Cette contribution se propose de revenir sur les problèmes posés à la sociologie de la culture par la question du goût. Elle s’appuie de façon privilégiée sur le cas de la musique et de ses divers genres 1. L’objectif des enquêtes que nous avons conduites sur diverses formes d’attachement était de sortir la sociologie du goût d’une conception critique devenue hégémonique, qui ne le conçoit que comme un jeu social passif et ignorant de lui-même. Comment intégrer ce qu’a apporté la sociologie (le caractère surdéterminé des goûts, leur fonction de marqueurs des différences sociales, leur fonctionnement ritualisé, les rapports de domination entre haute culture et cultures populaires…), sans avaliser la réduction ainsi opérée de pratiques réelles à leurs déterminismes sociaux cachés ? Le goût est une modalité problématique d’attachement au monde. Il est possible de l’analyser, selon cette conception pragmatique, comme une activité réflexive, corporée, cadrée, collective, équipée, produisant dans le même geste les compétences d’un amateur et le répertoire des objets auxquels il tient. Prendre au sérieux le grand amateur Passée maîtresse dans l’analyse des déterminants cachés des pratiques culturelles, la sociologie du goût a en effet ouvert la voie à une comptabilité précise de ce qui, naguère, relevait par principe de l’inchiffrable. Les résultats de cette approche sont précieux. Elle a, de façon irréversible, réintroduit les pratiques culturelles et les goûts dans un monde réel, fait de possibles mais aussi de contraintes, les rapportant à la fois à des circonstances et des conditions (matérielles, techniques, économiques, institutionnelles), et à des facteurs déterminants (même si ceux-ci se sont trop vite trouvés réduits d’une part aux CSP du milieu familial et aux contacts avec des pratiques culturelles dans la jeunesse, et d’autre part au cursus scolaire et, éventuellement, artistique). Mais il faut prendre la mesure des limites de cette approche. En particulier, critiquer la théorie de l’acteur très restrictive qu’implique la sociologie critique, et d’abord sa vision totalement passive de l’amateur. Il est au pis un “cultural dope”, qui se trompe sur la nature de ce qu’il fait, au mieux le sujet passif d’un attachement dont il ignore les véritables déterminations, révélées malgré ses résistances par d’impassibles statistiques. Sa relation à la culture ou aux objets de sa passion fait l’objet d’une analyse purement négative, montrant qu’elle n’est pas ce qu’elle croit être. Dans cette optique, les goûts sont radicalement improductifs : les objets sur lesquels ils portent ne sont que des signes arbitraires, les sujets qui croient aimer ne font que reproduire la hiérarchie des positions sociales. Le goût est le masque posé par la culture sur la domination. Il serait bon que la sociologie prenne l’amateur plus au sérieux, voire avec plus de respect. En concevant le goût comme activité réflexive des amateurs 2, il est possible de redonner leur importance à la fois aux objets sur lesquels portent ces pratiques, aux formats et aux procédures souvent très élaborés que les amateurs mettent en œuvre et discutent collectivement pour en assurer la félicité, à la nature de l’activité ainsi déployée, aux compétences qu’elles supposent et donc, surtout, à leur capacité créatrice, et non seulement reproductrice : à ce qui arrive à travers ces attachements, à ce qu’ils permettent de produire, tant du côté des objets que du côté des collectifs, 1 Mais plusieurs autres objets de passion, hobbies ou amateurismes sur lesquels nous avons mené des enquêtes serviront de points de comparaison, comme la cuisine et le vin, le sport et les activités corporelles, ou différents types de collections. 2 V. S. Maisonneuve, G. Teil, A. Hennion, Le goût comme un “ faire ensemble ” , Paris, CSI/Mission du Patrimoine, Ministère de la culture, 2002, et A. Hennion, G. Teil, Les protocoles du goût. Une pragmatique de l’amateur , Paris, CSI-DEP/Ministère de la culture, 2003. halshs-00200553, version 1 - 21 Dec 2007 Manuscrit auteur, publié dans "Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, DONNAT O., TOLILA P. (dir.) (Ed.) (2003) 287-304" des relations aux autres et à soi, et des amateurs eux-mêmes. Le goût, la passion, les diverses formes d’attachements ne sont pas des données premières, des propriétés fixes des amateurs, que l’analyse n’aurait qu’à déconstruire. Les publics sont actifs et producteurs, ils ne cessent de transformer aussi bien les objets et les œuvres que les performances et les goûts. Insistant sur le caractère pragmatique et performatif des pratiques culturelles, l’analyse peut mettre en évidence leur capacité à transformer et à créer des sensibilités nouvelles, et non à seulement reproduire sans le dire un ordre existant. L’exemple de la musique Le cas de la musique est exemplaire pour un tel projet, à la fois à cause de la variété de ses genres (musiques populaires, orales, savantes, électroniques, commerciales…), et du déploiement de ses pratiques sur un continuum de médiations : instruments, partitions, répertoires, interprètes, scènes, médias, supports… En s’appuyant sur l’analyse de ces médiations, il est possible de sortir de l’opposition stérile entre savoirs musicaux et analyses sociales qui caractérise les études sur la musique, encore redoublée dans la pratique et l’organisation des disciplines par les oppositions de traitement auxquelles sont soumis les genres, selon qu’ils relèvent de la musique classique ou savante et se trouvent affectés à la musicologie, qu’ils relèvent des musiques traditionnelles et sont attribués à l’ethnomusicologie, ou qu’ils fassent partie des musiques populaires modernes, auquel cas ils sont en priorité pris en charge par les sociologues, les “cultural studies” et les historiens du temps présent. D’un côté, des sciences de l’objet rejetant les “ aspects ” sociaux de la musique dans un autour accessoire de l’œuvre. De l’autre, une sociologie de la musique qui, faute de s’être dotée de “ prises ” spécifiques pour se saisir des objets musicaux, s’est contentée de tourner autour d’eux, pour doter la musique d’un contexte ou la transformer en prétexte à des jeux dont les véritables déterminations sont sociales. Qu’il s’agisse, négativement, dans le cas de la musique savante, de n’en faire que l’enjeu illusoire des mécanismes de la distinction et de la naturalisation de la domination sociale ; ou, de façon plutôt positive dans le cas des musiques populaires, de montrer sa capacité à exprimer et à réaliser des identités nouvelles, des générations et des groupes, des modes et des styles de vie, dans les deux cas la musique n’existe plus comme telle, elle n’est plus que le support indifférent du jeu social. Pour dépasser cette dualité, préjudiciable à l’analyse, il est possible de formuler à partir de ce constat les règles de méthode d’un programme de recherche sur un objet tel que la musique : — respecter la spécificité de l’objet (contre une sociologie critique trop prompte à faire disparaître tous les objets en les transformant en enjeux sociaux ou en rituels), — sans pour autant le prendre pour acquis cet objet musical (contre une musicologie au contraire trop positiviste, qui considère son existence comme une évidence et qui surtout, sur le plan pratique, redouble cette absence d’interrogation critique en confondant pour l’essentiel la musique avec la partition écrite) ; — s’intéresser systématiquement aux médiations par lesquelles passent les relations musicales réelles, dans leur diversité historique et géographique, et non les réduire au rang d’instruments ou de moyens plus ou moins fidèles, ne faisant que transporter des objets musicaux autonomes, qui pourraient s’analyser de façon indépendante ; — enfin, analyser les lieux et les scènes, les dispositifs et les conditions concrètes de la performance et de l’écoute musicales comme parties intégrantes de la musique, producteurs de l’écoute, et non comme moyens de réalisation d’un événement musical devant un sujet musicien dont, de façon symétrique, les compétences et la perception seraient analysables de façon autonome. Un allié de choix, l’histoire de l’art… À ce point de l’analyse, je voudrais faire un détour, et m’appuyer sur l’histoire de l’art pour montrer la nécessité d’opérer un double mouvement de bascule, faisant passer d’une conception fondée sur la sociologie critique de la musique à une conception pragmatique du goût. Car cette prise en compte médiée et spécifique des enjeux musicaux suppose à la fois qu’on passe d’une interrogation sur les disciplines de la musique et d’une critique des approches existantes — donc d’une réflexion sur ce qu’il convient de faire de cet objet mouvant, la musique, avec les outils sociologiques et musicologiques dont nous disposons — à une interrogation sur ce que fait la halshs-00200553, version 1 - 21 Dec 2007 musique — et donc, à une pragmatique de la musique. Et en même temps, de passer d’une focalisation centrée sur la musique à une interrogation centrée sur l’écoute, sur l’amateur, sur le goût. Les deux mouvements se correspondent, bien sûr, l’un caractérisant en termes d’approche le basculement pragmatique à uploads/s3/ ce-que-ne-disent-pas-les-chiffres-vers-u.pdf
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- Publié le Jui 26, 2021
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