Cambouis, la revue des sciences sociales aux mains sales Dans les coulisses d’u

Cambouis, la revue des sciences sociales aux mains sales Dans les coulisses d’un jury de piano : comment enquêter dans des lieux secrets ? Miriam Odoni Institut de sociologie, Université de Neuchâtel Miriam.odoni@unine.ch Résumé : Cet article propose de discuter du refus et ensuite de l’accès aux délibérations du jury dans les concours internationaux de musique classique. Cet accès m’a été refusé tout au long de ma thèse car le lieu des délibérations est formellement interdit à toute personne externe au jury. Lors des concours, les organisateurs n’aiment pas non plus que les jurés discutent avec d’autres personnes de la compétition en cours. Cette interdiction est même parfois mentionnée dans le règlement. Les organisateurs craignent, dans ces cas, une possibilité d’influence sur les membres du jury. Mes demandes de m’entretenir avec eux en dehors de la salle de délibération sont restées systématiquement sans réponse. L’investigation de ces jurys constitue ainsi une tâche compliquée. Aucun chercheur n’a jamais été autorisé à accéder à une salle de délibération dans ce contexte. Néanmoins, après huit ans de refus, l’accès aux délibéra­ tions du jury m’a finalement été accordé par le directeur d’un concours, ma demande s’insérant dans une activité pédagogique, associant sociologues et musicologues. À travers des extraits de mon journal de terrain, je reviendrai sur les modalités du refus et ensuite de l’accès à ce terrain : l’alliance avec des musicologues, le jeu de rivalités entre concours, leur volonté de démocrati­ sation et leur envie de se singulariser en étant le premier concours à ouvrir le jury à une personne externe. J’inscris également cet accès au terrain dans mon parcours de vie et dans un temps long, l’accès étant dans ce cas soumis au statut de docteure, et dans la transformation à la fois de la chercheuse et de son terrain. L’article revient aussi sur la difficulté de l’enquête dans des lieux soumis au silence et au secret. Date de publication : 30/06/2021 négociation, jury, concours de musique, secret, refus d'accès Dossier : Pratiques et politiques de la négociation pour accéder et se maintenir sur un terrain d’enquête Comment citer : 10.52983/crev.vi0.85 Licence : Cambouis publie ses contenus selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Les auteurices gardent leurs droits de propriété intellectuelle pleine et entière sur leurs articles. Dans les coulisses d’un jury de piano : comment enquêter dans des lieux secrets ? / Miriam Odoni 1 Dans les coulisses d’un jury de piano : comment enquêter dans des lieux secrets ? Miriam Odoni Institut de sociologie, Université de Neuchâtel Miriam.odoni@unine.ch L’accès au terrain influe sur la nature même de la recherche, son objet, sa problématique et sa méthodologie. Elle n’est pas une simple « condition de réalisation de l’enquête » mais « un objet de plein droit de la recherche […] et un véritable matériau d’analyse du terrain lui-même » (Darmon, 2005, p. 99). Ce sera en tout cas l’objet de cet article qui propose de discuter du refus et ensuite de l’accès aux délibérations1 des jurys dans les concours internationaux de musique classique. Il m’intéressait, dans le cadre de ma thèse, d’étudier les critères d’évaluation à l’œuvre dans le travail des jurés de concours. C’est en expérimentant les difficultés de l’accès à ces jurys et, petit à petit, en arrivant à m’en accommoder et finalement à les résoudre que j’ai approfondi ma ré­ flexion sur les enjeux à l’œuvre sur mon terrain. Cet accès au jury m’a été refusé tout au long de ma thèse sur les concours de musique internationaux et je n’ai pu mener des entretiens avec les membres du jury. L’accès à la salle de délibération est en effet formellement interdit à toute personne externe au jury. Les organisateurs de ces concours n’aiment pas non plus que les jurés discutent avec d’autres personnes de la compétition en cours. Pour certaines compétitions, cette interdiction est même mentionnée dans le règlement. Les organisateurs craignent, dans ces cas, une possibilité d’influence sur les membres du jury. Mes demandes de m’entretenir avec les jurés en dehors de la salle de délibération sont restées systématiquement sans réponse. L’investigation de ces jurys constitue ainsi une tâche compliquée. La difficulté d’accès aux délibérations du jury n’est pas spécifique à mon terrain et a été décrite dans d’autres recherches sur les concours de musique inter­ nationaux (Wagner, 2006 ; McCormick, 2008). Aucun chercheur n’a jamais été autorisé à accéder à une salle de délibération dans ce contexte. En tant que lieu de pouvoir et d’espace de décision, celle-ci se dérobe au regard des chercheurs et pose des questions et obstacles d’accessibilité spécifiques, mé­ ritant une attention particulière (Nader, 1972 ; Gusterson, 1997 ; Ortner, 2010). Tout au long de ma thèse, j’avais fait le choix d’un « engagement poly­ morphe » (Gusterson, 1997), en glanant des informations diverses pour m’in­ former de ce qui se passe à l’intérieur de la salle de délibération même si je n’y avais pas personnellement accès ou encore en écoutant les discours professionnels officiels qui ne correspondent pas forcément aux pratiques réelles mais qui éclairent sur la culture en question. Après huit ans d’enquête sur les compétitions, l’accès aux délibéra­ tions du jury m’a finalement été accordé par le directeur d’un concours, ma demande s’insérant dans une activité pédagogique, associant sociologues et musicologues2. Cet accès a été rendu possible par une connaissance accrue du terrain, de leurs acteurs et des relations qui se jouent entre eux, et il s’insère donc dans une immersion longue. Cette immersion est particulièrement im­ 1 J’emploie ici le terme de délibération car c’est celui communément utilisé sur mon terrain. Néanmoins, il faut souligner qu’il ne s’agit pas de délibérations dans le sens d’un processus d’argumentations durant lequel tous les arguments sont considérés et les meilleurs réussissent à convaincre (Bladh et Heimonen, 2007). En effet, comme nous le verrons, toute discussion est interdite durant les délibérations des jurys des concours de musique internationaux. On pourrait ainsi parler de délibérations solitaires et secrètes. 2 J’aimerais adresser mes remerciements à la musicologue qui m’a accueilli dans le cadre de son projet et à ses étudiants- musicologues membres de la Jeune Critique. Ma gratitude va également au directeur du concours Clara Haskil pour m’avoir ouvert les portes des délibérations du jury et aux jurés pour y avoir accepté ma présence. Je remercie aussi les coordinatrices de ce numéro, ainsi que les évaluateurs- trices pour leurs remarques sur ce texte. Dans les coulisses d’un jury de piano : comment enquêter dans des lieux secrets ? / Miriam Odoni 2 portante lorsqu’il s’agit d’un lieu de pouvoir. J’inscris également cet accès au terrain dans mon parcours de vie, l’accès étant dans ce cas soumis au statut de docteure, et dans la transformation à la fois de la chercheuse et de son terrain. En m’appuyant sur mon journal de terrain, je reviens dans cet article sur les modalités du refus et ensuite de l’accès à ce terrain : l’alliance avec des musicologues, le jeu de rivalités entre concours, leur volonté de transparence et leur envie de se singulariser en étant le premier concours à ouvrir le jury à une personne externe. L’article revient aussi sur la difficulté de l’enquête dans des lieux soumis au silence et au secret. Je commencerai par décrire les différents accès que j’ai pu avoir tout au long de mon travail de thèse durant lequel j’ai observé plusieurs concours, en y menant aussi des entretiens avec les personnes impliquées dans cet événe­ ment. Ces observations et entretiens sont souvent délicats car ils ont lieu à un moment extrêmement stressant pour les personnes qui y sont engagées. Dans un deuxième temps, j’examinerai le fonctionnement des jurys, l’opacité de leur système et la rationalisation des procédures d’évaluation. Enfin, j’analyserai, à l’aide de mon journal de terrain, les raisons qui ont poussé les organisateurs à m’ouvrir les portes de ce lieu fermé. Le concours de musique international : un événement médiatique sous haute tension La première compétition internationale véritablement institutionnalisée est fondé en 1890. Les concours de musique internationaux émergent en même temps que d’autres institutions similaires telles que le Comité international olympique (1894), la Biennale de Venise (1895) et les Prix Nobel (1901) (English, 2005). Ces concours se sont multipliés dès la deuxième guerre mondiale à tel point qu’ils se trouvent en concurrence les uns avec les autres, en même temps qu’ils collaborent et se concertent. Il existe aujourd’hui environ 1500 compétitions musicales internationales dans le monde et les plus importantes d’entre elles sont regroupées dans une Fédération, la Fédération mondiale des concours de musique internationaux (FMCIM) qui est basée à Genève et compte 122 institutions membres. Mon terrain a porté sur sept concours de musique internationaux, faisant tous partie de cette Fédération. Dans ces concours, j’ai mené des entretiens avec les organisateurs de concours et les candidats au concours. J’assistais au déroulement des diffé­ rentes épreuves jusqu’à la finale, à la restitution des résultats durant lesquels étaient divulgués les noms des personnes qui passaient au prochain uploads/s3/ dans-les-coulisses-dun-jury-de-piano-com.pdf

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