« D’autres vols, plus blancs encore » Philippe Jaccottet et l’altérité musicale

« D’autres vols, plus blancs encore » Philippe Jaccottet et l’altérité musicale Thomas Le Colleter (CRLC – Université Paris-Sorbonne) Et à sa rencontre descendent d’au-delà du ciel d’autres vols, plus blancs encore… La Semaison (1954-1979) La réflexion sur la musique dans la poésie moderne de langue française est ténue mais insistante : on la retrouve notamment chez Pierre Jean Jouve, Louis-René des Forêts, Yves Bonnefoy, Claude Vigée, entre autres. Plusieurs travaux critiques ces dix dernières années en ont souligné l’importance 1, et mis en valeur ces voix particulières qui régénèrent leur exigence poétique aux sources d’un autre art, dans un dialogue qui excède d’ailleurs largement les frontières nationales. Il en ressort dans une large mesure que la musique, in dürftiger Zeit, pourrait, par la puissance de fascination dont elle témoigne, constituer un élément de réassurance pour le poète, ou pour le dire en termes jaccottéens, « une obole pour le passeur », à même de susciter une « joie », suffisante peut-être pour remettre en route une forme d’élan qui permette de « se frayer un chemin dans la venue de la nuit » [CI, Œ 1346 2]. Dans le cadre de cette réévaluation, la voix du poète vaudois apparaît singulière. Si Jaccottet partage avec sa génération et celle qui le précède la conscience aiguë qu’« il y a presque trop/de poids du côté sombre où je nous vois descendre » [CI, Œ 1345], considère-t-il pour autant que la musique puisse constituer un adjuvant dans le cadre de la quête poétique, elle qui tente de « redresser avec de l’invisible chaque jour » [CI, Œ 1346] ? 1 De ce point de vue, nous renvoyons évidemment aux ouvrages fondateurs de Michèle Finck, Vorrei e non Vorrei. Poésie moderne et musique, Paris, Champion, 2004, et Épiphanies musicales en poésie moderne. Le musicien panseur, Paris, Champion, 2014. Voir aussi, entre autres, Anne Faivre- Dupaigre, Poètes musiciens, Cendrars, Mandelstam, Pasternak, Presses Universitaires de Rennes, 2006, ainsi que les travaux de Natacha Lafond, Marik Froidefond, Irène Gayraud et nous-même. 2 Nous nous référerons tout au long de cet article à l’édition des Œuvres par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubek et Jean-Marc Sourdillon, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014 [Œ]. Les abréviations feront figurer le nom du recueil, suivi de la pagination dans l’édition Pléiade. CI = Le Combat Inégal, remerciement pour le Grand Prix Schiller ; ABA = Après beaucoup d’années ; CV = Cahier de verdure ; S = La Semaison ; S2 = La Seconde Semaison ; S3 = Carnets (La Semaison III) ; O = Observations ; MR = À partir du mot Russie ; EN = Et, néanmoins ; C = Les Cormorans ; B = Beauregard ; PA = Promenade sous les arbres ; EM = L’Entretien des muses ; PB = Ce peu de bruits ; BP = Le Bol du pèlerin ; A = Airs ; L = Leçons. Par ailleurs, d’autres ouvrages ne figurent pas en Pléiade et se trouvent abréviés ici : TSO = Taches de soleil, ou d’ombre, Paris, Le Bruit du Temps, 2013 ; NB = « Extraits du Notenbüchlein », NRF n° 462, juillet-août 1991. À première vue, probablement pas. La référence à la musique est présente comme en sourdine dans l’œuvre de Jaccottet, certes tout au long de sa production poétique et critique, mais elle semble bien moins contribuer à la réflexion de l’auteur que les nombreuses références aux poètes et écrivains qui ne cessent d’émailler ses proses réflexives. Il y a bien pourtant un poème célèbre, « À Henry Purcell », immédiatement repéré par la critique du reste – et qui a fait l’objet d’analyses riches et développées 3 – ainsi que des remarques, clairsemées mais persistantes, particulièrement dans la Semaison. Mais a priori rien qui puisse faire système, rien qui puisse cristalliser dans la cohérence d’un discours. Un regard plus approfondi permet cependant de prendre la mesure de l’importance de la référence musicale chez lui et de se rendre compte que l’art musical y fait non seulement l’objet d’un « amour », « croissant » dès 1965, comme il l’évoque dans une lettre à Gustave Roud 4, mais d’une véritable démarche réflexive, susceptible d’une reconstitution critique. Réunir des éclats : c’est à cette tâche que cet article voudrait s’atteler en éclairant des orientations, des prédilections (Schubert, Monteverdi), et en étant surtout sensible à la manière dont la musique, « à la fois toute proche et infiniment lointaine » [S, Œ 672], inscrit son altérité au cœur de la réflexion menée par le poète sur les pouvoirs de la poésie elle- même. En effet, si « tout art aspire à la condition de musique », selon l’expression de Walter Pater 5, la poésie semble bien placée sur le curseur qui la rapproche de l’art musical. Sa quasi- gémellité à son égard induit cependant un rapport ambigu du poète à celui-ci : vecteur vivifiant, sans doute, il peut aussi se métamorphoser en objet de douleur, dès lors que la perception de sa réussite réduit le poète au balbutiement. S’agit-il d’une altérité rivale ou bienveillante ? Au-delà, la réflexion du poète sur la musique permet surtout de questionner la fonction et la légitimité de tout art dans le monde qui nous est donné en partage. La musique permettrait, dans une démarche spéculaire, de refléter des enjeux poétiques pour mieux les poser. Dans une note décisive des Carnets (La Semaison III), reprenant une réflexion de Jacques Borel, Jaccottet pose ainsi la « question centrale » : musique et poésie, aussi bien l’une que l’autre, ont-elles encore vocation à susciter un « tremblant espoir » dans la possibilité d’un sens, ou ne constituent-elles qu’un « inane pari » [S3, Œ 1074] ? Sont-elles synonymes de refondation, d’accès à une plénitude réelle, ou ne constituent-elles rien d’autre qu’un leurre, qu’une (im)posture, qu’une trahison ? C’est sans doute dans cet entre-deux inquiet mais fécond qu’il faut inscrire le questionnement. Musique/modèle Le rêve et le regret Un premier regard sur la pensée musicale de Jaccottet suscite une question attendue : la musique a-t-elle vocation à constituer un modèle pour le poète, comme c’est le cas chez Jouve ou chez Bonnefoy, entre autres – et si oui, de quelle nature ? Jaccottet a laissé un texte fondamental de ce point de vue : il s’agit de la courte introduction, intitulée « Rien qu’une note ou deux », à l’ouvrage d’Isabelle Lebrat, Philippe Jaccottet, tous feux éteints, paru en 3 Marik Froidefond, « Philippe Jaccottet à l’écoute des Lessons de Purcell », Revue française de civilisation britannique, XVII, n°4, 2012 ; Fabien Vasseur, « Jaccottet, voix de Purcell », Littérature, vol. 127, n° 3, 2002 ; Isabelle Lebrat, « Rien qu’une note ou deux. L’art du peu dans les poèmes “À Henry Purcell” de Philippe Jaccottet », Revue de Littérature Comparée, n° 382, 2008. 4 Philippe Jaccottet/Gustave Roud, Correspondance 1942-1976, Paris, Gallimard, 2002, lettre à Gustave Roud du 4 janvier 1965. 5 « All art constantly aspires towards the condition of music ». Walter Pater : The Renaissance, Oxford, OUP, 1988 [1873]. 2002 6. Le poète y revient presque exclusivement sur la question de l’influence musicale dans son œuvre. Le texte constitue un bon point de départ pour l’investigation. Jaccottet commence par y citer quelques lignes de janvier 1959, extraites de La Semaison : Rêve d’écrire un poème qui serait aussi cristallin et aussi vivant qu’une œuvre musicale, enchantement pur, mais non froid, regret de n’être pas musicien, de n’avoir ni leur science, ni leur liberté, une musique de paroles communes, rehaussée peut-être ici et là d’une appoggiature… [S, Œ 339] Au commencement de la pensée musicale de Jaccottet, s’observe donc la conjonction signifiante du « rêve » et du « regret ». Le « rêve » pose la poésie et la musique dans un dialogue et une comparaison qui se solde, semble-t-il, par une supériorité musicale sur laquelle la poésie devrait prendre modèle, sur un double plan : « cristallin » et « vivant ». La comparaison, déceptive, débouche sur l’expression d’un « regret ». Il y a là une posture assez significative, mais somme toute nullement singulière. Jaccottet rejoint ici d’autres poètes d’expression française du XX e siècle, Jouve particulièrement, reconnaissant dans En Miroir que « le poète en [lui] a toujours envié les musiciens… 7 ». La mention de l’« envie », ou celle du « regret », sonne en effet familièrement à nos oreilles : elle apparaît comme la reprise du vieil agôn cristallisé par Wagner au milieu du XIX e siècle, tel qu’il se trouve développé par Baudelaire 8 et poursuivi par Mallarmé et les symbolistes à la fin du siècle – celui de la mise en rivalité des deux arts 9. « Singulier défi qu’aux poètes […] inflige Richard Wagner 10 » : la musique serait cette « race rivale de nous 11 ». Nous n’y reviendrons pas en détail, mais ce sentiment diffus de la supériorité de la musique, contre lequel Mallarmé s’insurge, se prolonge en poésie tout uploads/s3/ dautres-vols-plus-blancs-encore-philip.pdf

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