Jean-Marie Marandin La gravure dans l’art contemporain Nathalie Heinich propose
Jean-Marie Marandin La gravure dans l’art contemporain Nathalie Heinich propose de distinguer dans les « différentes façons [actuelles] de faire de l’art » trois genres : le genre classique, le moderne et le contemporain 1. Le genre classique donne le primat à la représentation, aux valeurs de Beau et de Vrai et valorise le beau travail. Le genre moderne s’attache à la véracité de l’expression dans des formes qui traduisent le plus authentiquement possible l’appréhension par l’artiste du monde ou de la vie. Le genre contemporain se construit, dans le sillage des avant-gardes du XXème siècle, sur la déconstruction des deux genres précédents et s’envisage comme un champ d’expérimentations et d’expériences : le genre contemporain n’est pas unifié, les artistes qui s’en réclament élaborent plastiquement diverses problématiques philosophiques, sociales, politiques ou existentielles. Je consacre cette étude à la gravure dans le genre contemporain 2 : je montre comment une technique, traditionnelle s’il en est, peut motiver et structurer le projet d’un artiste contemporain tout en révélant les fondements ontologique et anthropologique de la gravure en général. Plutôt que de développer un discours théorique, je présente cinq œuvres qui me paraissent emblématiques de l’utilisation de la gravure dans un programme artistique typique du genre contemporain. Ce sont : – The Ring, Thomas Kilpper, Londres, 2000 – 54, Clémence Fernando, Paris, 2019-20 – Garage Days Revisited (tel que présenté dans l’exposition Guernica au Musée Picasso, Paris), Damien Deroubaix, Paris, 2018 – Time out of joint, Christoph Loos, 1995 (repris dans le cycle ‘Chiasma’, 2003-2015) – 1 Sekunde, Christiane Baumgartner, Berlin/La Louvière, 2004 Pour chacune, je dégage la facette de la gravure qui est mise en avant, en quoi cet aspect de la gravure est le vecteur approprié pour porter l’œuvre, et enfin ce que cette appropriation révèle de la nature de la gravure et de sa dimension anthropologique. 1 Nathalie Heinich, « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le débat, 104, 1999, 106- 115. Comme le souligne Heinich, les adjectifs classique, moderne et contemporain ne doivent pas être entendus dans leur sens chronologique : ils désignent des manières de faire associées à des systèmes de valeurs et une vision du monde. L’application de la catégorie de genre au champ artistique n’est pas sans poser de problème : les genres plastiques sont en effet éminemment poreux. Mais, la visée de Heinich n’est pas analytique, elle est avant tout stratégique : arrêtons de jeter des anathèmes ou de lancer des polémiques, qui contre le genre classique et moderne qui seraient « ringards », qui contre le genre contemporain qui serait « du grand n’importe quoi ». Par souci de brièveté, je dirai artiste contemporain pour artiste dont les œuvres relèvent du genre contemporain. 2 J’entends par gravure l’ensemble des procédures techniques permettant de fabriquer une matrice et de l’imprimer, mais aussi une certaine pratique de l’art et une expérience spécifique de la fabrique des images. Le terme matrice désigne la surface qui porte une image à imprimer et celui d’estampe, le support qui porte l’image imprimée. Afin de dépasser mon parti-pris de présenter des œuvres singulières, j’introduirai d’autres œuvres qui s’apparentent à l’œuvre emblématique et qui illustrent différemment le recours à la gravure 3. Cette étude ne prétend pas présenter un panorama exhaustif du champ, ô combien divers, de l’art contemporain ni des recours à la gravure dans ce champ. Il m’importe avant tout de montrer avec ces quelques exemples la fécondité d’une technique et d’une tradition. Cette fécondité ne saute pas aux yeux quand on considère la scène française, alors qu’elle est éclatante hors de France comme le montrent les nombreuses expositions dans des musées des beaux-arts de renom, les catalogues publiés à ces occasions, ainsi que les biennales d’art imprimé (en particulier, la triennale du Locle en Suisse). 1. The ring, Thomas Kilpper, 2000 1.1. Description. Thomas Kilpper, artiste berlinois qui ne revendique pas le statut de graveur, investit un bâtiment promis à la démolition dans le cadre de la rénovation urbaine autour de la Tate Modern à Londres : the Orbit Building. Il attaque le plancher en acajou du 10ème étage avec des ciseaux à bois et une tronçonneuse et le transforme en une gigantesque matrice. Il imprime le plancher sur une bâche de 400 m2 à l’aide d’un rouleau de jardinier ; il imprime également des parties de la matrice sur de plus petits supports de façon traditionnelle (au baren). Il suspend la bannière sur une des façades du bâtiment ; il accroche les petites estampes dans le cadre des fenêtres des autres façades. Des estampes similaires sont accrochées à des fils tendus dans la salle dont le plancher a été transformé en matrice ; je reviendrai sur ces dernières au paragraphe 4. 1.2. L’œuvre dans l’art contemporain : une œuvre in situ. L’œuvre est présentée dans la rue en dehors des protocoles du musée ou des instances du marché de l’art (galerie, foire). Elle est matériellement constituée à partir de la matière du bâtiment (un plancher) où elle est montrée. Ces deux traits en font une œuvre emblématique d’une œuvre in situ. De plus, et c’est la spécificité de cette œuvre, “ sa matière immatérielle ”, son contenu d’image, est tirée du site où se dresse le bâtiment où elle est exposée. L’estampe présente l’histoire longue du site. L’imagerie rassemble, et fait resurgir de l’oubli, la structure octogonale de la Surrey Chapel, qui occupait le site au XVIIIème siècle et 3 La ressemblance qui fonde mes rapprochements est une ressemblance de la famille, telle que l’a définie Wittgenstein. des images de boxe quand la chapelle fut transformée en salle de boxe (the Ring) détruite par un bombardement en 1940 pendant le Blitz. S’y ajoutent des images tirées de journaux datant de la guerre des Falklands car le site fut occupé après guerre par l’imprimerie secrète du Ministère de la Défense, qui devint en fin de course un entrepôt de la British Library où fut conservé un texte sacré bouddhiste, le plus vieux livre imprimé sur bois complet, le sutra du diamant (datant de 868 de notre ère). Le choix des portraits (environ 80), le titre, la gravure sur bois (utilisée pour composer des incunables dans le monde chinois comme dans le monde occidental) résonnent avec l’histoire longue du site. Bien que l’image se présente comme une assemblée autour d’un ring, elle présente une vision kaléidoscopique de l’histoire en mêlant des personnages appartenant aux différentes époques d’occupation du site et de statuts différents: Madonna côtoie Shakespeare, comme Basquiat boxe avec Warhol.4 1.3. L’œuvre dans l’histoire de la gravure. Si le choix de la gravure sur bois résonne avec l’incunable précieux qui y fut conservé, elle résonne aussi avec le recours à la gravure sur bois dans la culture plastique allemande contemporaine : la gravure sur bois est le vecteur de la mémoire historique. C’est ainsi que l’utilise, par exemple, Anselm Kiefer quand il veut convoquer l’imaginaire, ou le roman historique germanique, dans ses peintures des années 80. C’est par exemple le cas dans la série Der Rhein (1982) ou bien dans Les chemins de la sagesse du monde : la bataille d’Arminius (1980)5. A côté de la connotation mémorielle de la gravure sur bois, Kilpper exploite à leur maximum ses caractéristiques essentielles : graver, comme le disent souvent les graveurs, 4 Kilpper a réalisé d’autres œuvres in situ reprenant le dispositif de The Ring. State of Control (2009) expose sur un immeuble de la STASI à Berlin une gravure de 1600 m2 dont la matrice est le revêtement en linoléum de la cantine de l’immeuble. L’estampe illustre la surveillance et la répression exercées depuis le régime nazi jusqu’aux années contemporaines par le ou les gouvernements allemands. 5 Toile qui rappelle la défaite du général romain Varus qui a définitivement arrêté la progression de l’armée romaine à l’Est du Rhin. On notera la ressemblance de composition entre the Ring et cette peinture. c’est dessiner dans, avec, et parfois contre, la matière de la matrice ; c’est exactement ce que fait Kilpper en s’attaquant à un plancher réalisé dans un bois particulièrement dur. De plus, graver, c’est se donner la possibilité de fabriquer plusieurs images qui soient aisément maniables (“ portability ”). Les portraits apparaissent dans la grande estampe sur l’une des façades et multipliés en formats réduits aux fenêtres ou à l’intérieur de l’immeuble. De plus, il utilise le fait que la taille d’épargne ne nécessite pas l’utilisation d’une presse, ce qui lui permet de s’affranchir de toute contrainte de taille: il peut réaliser des estampes de très grandes dimensions (la bâche) et varier les dimensions des fragments ainsi que leurs supports (les estampes aux fenêtres, celles qui sont suspendues au 10ème étage et celles qui sont tirées de façon traditionnelle et qui sont entrées dans les collections de la Tate Modern). 1.4. Œuvres apparentées. On peut rapprocher de The Ring deux œuvres très différentes : – Memento, Charley Case, 2015. Il existe une petite tradition de gravure sur plancher (“ floor-cutting ”) dans le genre contemporain. uploads/s3/ marandin-la-gravure-dans-l-x27-art-contemporain.pdf
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- Publié le Nov 14, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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