Académie de Nantes – Espace pédagogique – Arts plastiques 1 Défense et illustra
Académie de Nantes – Espace pédagogique – Arts plastiques 1 Défense et illustration de la notion d'arts plastiques (et de celle d'arts appliqués) Dominique CHATEAU Professeur d'Esthétique à l'Université de PARIS I Panthéon-Sorbonne Mars 2002 « Cette dénaturation de l’esprit créateur en esprit de métier, que nous voyons partout à l’œuvre, a envahi et domine tout l’enseignement supérieur ; c’est elle qui l’isole par rapport à la vie créatrice d’un esprit non fonctionnarisé. » Walter Benjamin « Toute production n’est pas nécessairement création, mais toute création est nécessairement production. » Edgar Morin Ces derniers temps, on entend dire que la notion d’arts plastiques est dépassée, que celle d’arts visuels est bien mieux adaptée ; on entend dire aussi que la notion d’arts appliqués est elle-même dépassée, que celle de design est bien mieux adaptée. Adaptation, adaptation… Il est vrai que sous cette querelle de mots, il y a, nullement dissimulé, plutôt même ostentatoire, le grand mouvement d’adaptation à l’Europe, voire au monde — au monde made in USA. Dans les réunions où on lève de plus en plus timidement le doigt pour formuler quelque réserve à ce sujet, on passe pour réactionnaire. Pour ma part, je ne récuse pas cette insulte si, être réactionnaire, c’est en l’occurrence refuser que l’on jette le bébé avec l’eau du bain. Et notamment le bénéfice que représente l’existence en français de la notion d’arts plastiques (ou encore celle d’arts appliqués). J’ai participé récemment à un grand colloque organisé à Québec par l’Association internationale de sémiotique visuelle, dont le sujet était : « Le visuel à l’ère du post-visuel ». Son objectif était de « faire (…) le point en ce tournant de XXIème siècle sur la situation incertaine du “domaine visuel” face à la nouvelle révolution copernicienne, dite post-visuelle, même parfois dans certains milieux “post-humaine”, qui a été engendrée ces dernières années par le développement de la culture digitalisée via l’omniprésence des mass médias (…), la toute-puissance des nouvelles technologies de l’information et de la communication (…), la croissance et l’évolution du cyberespace à travers l’espace virtuel des navigations Académie de Nantes – Espace pédagogique – Arts plastiques 2 possibles sur la Toile, ainsi que par les effets perceptibles de cette nouvelle cartographie hyperdynamique sur les sensibilités humaines et artistiques. » Si on voulait ironiser, on pourrait dire qu’à l’ère du postvisuel, la France se décide à adopter l’étiquette d’arts visuels. Reviendrait alors à notre mémoire ce leitmotiv si souvent entendu : « La France a toujours vingt ans de retard sur l’Amérique. » Et cela paraîtrait d’autant plus dérisoire qu’il s’agit justement de s’aligner sur l’Amérique, à travers le leurre de l’européanisation… Je ne veux pas dire que l’européanisation est généralement un leurre, mais qu’elle l’est lorsqu’elle dissimule un alignement sur les us et coutumes anglo-saxonnes, qu’il s’agisse de fromage ou d’art. Bien sûr, le postvisuel n’est pas une table rase, la pure et simple éradication du visuel. C’est même à certains égard tout le contraire. Le postvisuel est au visuel ce que le postmoderne est au moderne : un après qui, loin de se débarrasser de son avant, s’en nourrit et le nourrit. Benjamin, on le sait, montre qu’avec la photographie et le cinéma, on passe de la reproduction de l’art à l’art des techniques de reproduction. Les nouvelles technologies concernent une autre rupture : l’image technologique n’est plus seulement enregistrée par un mécanisme technique, elle peut être créée de toutes pièces par la technique ; non seulement la technique simule l’image, mais encore elle la prédétermine par calcul numérique. Comme il y avait deux paliers de la reproduction, il y a deux paliers de la numérisation : l’un sert à transformer des images réelles, et par contrecoup le réel (comme dans le morphing) ; l’autre, par synthèse, permet de créer, sans la béquille du réel, des images et des entités plus ou moins irréelles. De cette situation procède le thème d’une menace technologique : la disparition de la valeur du résultat, du résultat lui-même, de l’image, au profit de son envers numérique. Toutefois, il est frappant comme ce thème semble contradictoire avec un autre thème non moins répandu aujourd’hui : l’invasion des images, leur omniprésence dans notre vie courante. D’un côté, la prolifération de l’image, de l’autre, sa fin. D’un côté, la menace d’une réduction du réel au visuel, sous un flux incessant, bariolé, obscène. De l’autre, la menace d’un effacement du réel au profit d’un monde virtuel, caché, abstrait. Cette l’idéologie où prolifèrent en même temps le thème de la récession de l’image, au profit de son envers numérique, et le thème diamétralement opposé de l’invasion des images, de leur omniprésence dans notre vie postmoderne, fait douter que l’on puisse concilier l’idée de la modélisation qui sanctionne une rétrogradation du visuel avec l’idée de la synthèse en image qui, au contraire, promeut le visuel, ou encore concilier l’effet de réalisme que recherchent les producteurs d’images de synthèse pour la publicité ou les films, et l’effet de dématérialisation, d’abstraction, au profit des strictes opérations de réseau, que recherchent, entre autres, ceux qu’on appelle les demomakers. Or, s’il semble difficile d’unifier ce discours, n’est-ce pas justement parce que le postvisuel est encore visuel — à l’instar du comportement du demomaker, plus que tout autre les yeux rivés sur son écran, ce robinet d’images ? L’ère du postvisuel, c’est d’abord, pour l’essentiel de nous tous, l’ère de l’écran. La plupart d’entre nous écrivent désormais leurs textes sur une image de texte. Un autre exemple : le CD-Rom, parce qu’il subordonne le mélange texte-image à des liens hypertextuels, semblerait consacrer le retour de la priorité du texte, n’était que c’est Académie de Nantes – Espace pédagogique – Arts plastiques 3 encore comme image-écran que l’ensemble nous est communiqué. Dans le CD- Rom, le texte ou l’hypertexte est encore image. L’écran (télévision, ordinateur, etc.) est devenu notre principal interlocuteur dans la vie courante. S’il y a une esthétique de l’interface, une esthétique du postvisuel, c’est pour commencer une esthétique de l’écran. Par-delà cette rémanence du visuel, flagrante dans l’omniprésence de l’écran jusque dans notre vie la plus quotidienne, il est bien clair que ce visuel-là n’est plus ni manipulable ni pensable en dehors de la numérisation qui en est comme la négativité inséparable. Edmond Couchot remarque que « les réseaux, et l’Internet en particulier, susciteront leur propre esthétique » [i] ; il donne l’exemple de « l’art du demomaking (…) qui veut jouer au maximum sur les capacités propres à l’ordinateur, au réseau, au temps réel. » Et d’ajouter : « Plastiquement, il élimine les scènes 3D trop coûteuses en calcul et cherche avant tout à revaloriser le pixel, les formes, les couleurs, la mobilité. (…) Les images et les sons des demomakers ressemblent à des sortes d’explosions de formes très animées, très rapides et particulièrement hybrides, et ne s’adressent qu’à d’autres demomakers — tout spectateur est forcément un auteur. » On aura remarqué dans ce texte que « plastiquement » est utilisé en un sens restreint. C’est aussi ce sens restreint qui prédomine dans l’argumentaire de ceux qui veulent substituer arts visuel à arts plastiques. L’idéologie qui soutient cet argumentaire plaide pour le retour à l’ordre plastique (le dessin, les invariants, etc.). Il est là encore cocasse de noter qu’en abandonnant aujourd’hui l’étiquette d’arts plastiques on veuille obtenir ce que des artistes pensaient obtenir lors du fameux retour à l’ordre des années vingt en promouvant cette même étiquette : c’est patent chez Albert Gleizes, dont les titres d’articles ou de conférences portent les mots de « renaissance plastique » [1], de « réhabilitation des arts plastiques », textes qui seront réunis en 1927 dans un livre au titre, Tradition et Cubisme, et au sous- titre, Vers une conscience plastique, bien significatifs d’un désir de régénération esthético-morale de la peinture — c’est encore patent en Italie autour des quinze numéros de Valori Plastici publiés entre 1918 et 1921, un titre, comme l’écrit Fanette Roche-Pézard, qui « est déjà un gage de retour aux traditions picturales, au beau métier (…) le lecteur est prévenu que la revue entend promouvoir, contre le “désordre” actuel ou récent, un nouvel ordre esthétique, qu’elle désire éliminer toutes les solutions picturales tendant, vers la fin du XIXème siècle à détourner formes et couleurs de leur fonction imitative. Il s’agit de rattacher de nouveau l’image peinte au monde concret qui l’entoure, en utilisant un code figuratif éprouvé par des siècles de tradition : espace, profondeur, perspective, volume, ton local » [2]. On dit que pour vaincre un adversaire il faut l’affaiblir là où il est fort. C’est ce que l’on fait en réduisant « arts plastiques » à sa signification institutionnelle. En gros, on dira que « arts plastiques » est une étiquette choisie après 68 dans un contexte « art conceptuel-performance-installation » qui serait aujourd’hui désuet. La force de cette instauration serait devenue sa faiblesse. À nouveau contexte, nouvelle étiquette… En les nommant arts visuels on voudrait que les arts plastiques abandonnent leur acquis contemporain et se replient sur la plasticité uploads/s3/ defense-et-illustration.pdf
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- Publié le Mar 14, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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