171 Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola Frédérique Seyr
171 Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola Frédérique Seyral * Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne ») Les corps en suspens sont une figure récurrente de l’œuvre vidéo- graphique de Bill Viola. Aussi bien lié à la chute ou à l’ascension qui les meut, ils se heurtent à la logique de l’espace-temps rationa- liste. Il n’y a pas, dans les installations vidéos de Bill Viola, de mémoire organisatrice, de communication préétablie, mais une circulation d’états, d’émotions et de sensations. Œuvre rhizo- mique par excellence qui sème sa multiplicité et s’appréhende dans l’interaction, elle est événement, apparition, flux en devenir. S’y greffe la volonté sous-jacente de confronter le spectateur à l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant, à travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impal- pable. L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à commu- niquer une expérience sensible qui est propre à chacun. Pour cela, il distord le temps, se joue de l’espace, nous invite au vertige… « Quand l’œil vient à plonger dans un abîme on a le vertige, ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. » Kierkegaard Jaillissant de la pénombre, un corps en lévitation se déplace lentement dans le grondement sourd du son ralenti de son impact dans l’eau. L’œil aux aguets, sortant d’une longue léthargie, est captivé, capté, par cette silhouette anonyme qui défie les lois du temps. La masse sombre du corps trace son chemin de bulles claires au cœur du liquide obscur duquel elle émerge. Mêlant l’envers à l’endroit, l’avant à l’après dans le temps décuplé à l’infini de la vidéo, Bill Viola nous fait attendre… Dans un monde où l’impatience est une vertu et où le temps se monnaye à prix d’or, l’attente prend une dimension phénoménologique. Invariablement liée, chez Viola, à l’apparition, l’attente devient une nécessité. * fredo_seyral@hotmail.com. Prépare une thèse Art et société actuelle sous la direction d’Alain Mons, Université de Bordeaux III (« Michel-de- Montaigne ») MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 172 Il n’y a pas dans les installations vidéos de Bill Viola de mémoire organi- satrice, de communication préétablie, mais une circulation d’états, d’émotions et de sensations. Œuvre rhizomique par excellence qui sème sa multiplicité et s’appréhende dans l’interaction, elle est événement, appa- rition, flux en devenir. S’y greffe la volonté sous-jacente de confronter le spectateur à l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant, à travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impalpable. L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à communiquer une expérience sensible qui est propre à chacun. La figure du corps en suspens, récurrente dans le travail de Bill Viola, n’est pas sans évoquer le saut de l’ange, ou bien sa chute… Images gra- vées dans nos mémoires de ces indigènes plongeant du haut de vertigi- neuses falaises pour prouver leur témérité ; images plus proches d’une époque où la quête des limites joue avec le risque et l’événementiel médiatisé : “best jumpers” accrochés au ciel, descente en apnée nommée “no limit” au fond des océans, chute libre et figures aériennes défiant la pesanteur… S’y mêlent, indubitablement, les sauts agonisants des prota- gonistes du 11 septembre se défenestrant et plongeant dans le vide… Quels seront les anges du Nouveau Millénaire ? semble nous demander Bill Viola. Les dieux du stade ou ceux des médias, ou encore l’ombre anonyme de chacun de nous starifié par la télévision ? Qu’ils soient figures de l’ascension ou de la chute, les corps en suspens de Bill Viola questionnent la figure humaine depuis le début des années 1980, interrogeant notre “corpus” de spectateur, nos incertitudes d’homme, l’espace-temps dans lequel nous nous mouvons et par là même le social qui nous conditionne. Viola jette le trouble dans la trop facile lisibilité des choses, du temps et de l’espace, en se heurtant à la logique rationaliste, au langage structuré, nous renvoyant en pleine face, souvent, nos penchants égotiques et narcissiques. Il nous propose, à tra- vers l’espace, le flux de l’image et du son, et la distorsion du temps, d’interpeller notre mémoire et notre corps, à la limite du vertige. Corps spatial, espace du corps Dans l’œuvre de Bill Viola, le corps est mis à l’épreuve : celui qui chute, immense, sur l’écran vidéo dans Five Angels For The Millennium, ou celui qui se frappe la tête dans Reasons for knocking at an empty house, mais aussi celui-là même du spectateur confronté à un nouvel espace-temps et à un dispositif mis en place pour perturber ses habitudes de regardeur passif. En ce sens Viola rejoint Michel Journiac, figure de proue de l’art corpo- rel français, lorsque ce dernier écrit : « le corps est inséparable de la société qui le définit et qui le nomme, lui donnant les moyens de survivre, mais non de vivre. La société, c’est-à-dire les rituels sociaux qu’elle invente, se sert du corps et l’aliène, mais Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola F. Seyral 173 le corps sans elle ne peut exister. » 1. Le corps, c’est notre substrat d’homme (substernere : étendre dessous), notre condition d’existence, notre réalité première et phénoménale. C’est l’incarnation (in carne, dans la chair) du dasein, cet « être-là » (Heidegger), cette présence au monde. Toute percep- tion et tout vécu passent obligatoirement par lui, car notre condition au monde est une condition charnelle. Il est ce par quoi nous touchons et entrons en contact avec le monde, et il est ce qui nous sépare du dehors. La dualité de son caractère, à la fois objet du monde et sujet ou corps propre, se retrouve dans les problématiques des installations de Bill Viola qui souhaite penser « avec sa main au lieu de penser avec sa tête ». D’une manière générale, le corps reste l’unité de mesure 2. Il constitue une échelle fixe et invariable qui est toujours une donnée de référence dans la perception de l’espace. Il est cette entité à laquelle on ne peut échapper. C’est cela même que souhaite interpeller Viola, l’idée d’un corps qui ne peut rester indifférent et qui est sous-tendu par le pouvoir que la société exerce sur lui. Mais, dans un système social où l’identité corporelle a pris une importance considérable, ce pouvoir devient nomade et de plus en plus difficile à cerner donc à contrer. Nous sommes, à notre époque de communication intense, connectés en permanence avec les images et les sons du monde (écrans géants dans les villes, téléphones portables, télévisions, radios…). Ne sommes-nous pas alors, désormais, modelés patiemment par ces technologies qui nous proposent un imaginaire commun ? C’est en réponse à ces questions que Bill Viola interroge le corps comme mode de spatialisation premier ; ce corps qui, pour Bergson, est garant de notre perception de l’univers. Le concept rationaliste de l’espace est-il alors encore valable ? N’est-il pas désormais un réseau de connections à n dimensions, instable et dyna- mique, modulable en fonction des variables de distance mais aussi de celles de temps et de point de vue ? Dans l’installation Passage, le spectateur est invité à pénétrer dans un couloir étroit. Au fond de ce couloir, il peut apercevoir le fragment d’une image. Lorsqu’il arrive devant la projection qui occupe tout l’espace du mur en face de lui, il se rend compte qu’il ne peut la saisir dans sa totalité tant elle est grande. L’impossibilité de prendre du recul l’oblige à avoir une vision rapprochée et parcellaire de l’image projetée (un goûter d’enfant). Cette proximité de l’image élimine tout un hors champ, le corps du spectateur devient les propres limites de sa perception. Viola interroge une perception subjective, propre à chacun. L’espace corporel détermine alors un univers qui ne peut être qu’individuel. 1 Cité par François Pluchard, in L’art corporel, Limage2, Paris, p. 77 2 Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche disait : « que le représenter n’est rien qui repose sur soi, rien d’immuable, d’identique à soi-même : donc l’être, le seul qui nous soit garanti, est changeant, non identique à lui-même, tout relatif ». (Folio Essais, 1992, p. 22) MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 174 Cette mise en jeu du corps à travers l’installation vidéo, c’est pour mieux contrer sa représentation médiatique et sa violence ordinaire 1. Avec l’ère des médias, la publicité, en visant un public de masse, tend à établir un langage opérationnel pour infléchir le comportement du spectateur. Dans cette communication globalisante (styles, signes), le langage se veut commun et compréhensible de tous. Pourtant, cela reste une communi- cation à sens unique, sans réponse possible. En ce sens elle est totalitaire. Les modes utilisés, impératifs ou séductifs, interpellent un spectateur déjà conditionné aux réflexes de consommation aguerris. Viola prend le contre-pied de cette politique. Il prend le temps et s’adresse à l’unique qui est en chacun de nous. « Le réalisme des sensations et des émotions, des per- ceptions et des expériences, est le réalisme de la perception d’un objet, non de uploads/s3/ des-corps-en-suspens-espace-image-temps-chez-bill-viola.pdf
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- Publié le Mai 12, 2022
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