Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 23

Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 23 | 2010 Émotions Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes de Transylvanie Filippo Bonini Baraldi Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/973 ISSN : 2235-7688 Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 Pagination : 83-100 ISSN : 1662-372X Référence électronique Filippo Bonini Baraldi, « Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes de Transylvanie », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/973 Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 83 À partir du moment où le musicien est « embauché » (tomnit), et jusqu’à la fin de la fête, quand le contrat sera soldé, un ensemble de règles régit sa relation avec les invités. C’est un savoir partagé, que tout musicien professionnel tsigane connaît depuis son enfance et qui gouverne sa manière d’être et de jouer dès que la voiture envoyée par le commanditaire arrive devant sa porte 1. Chez ses clients, le musicien se soucie de respecter une prescription fon- damentale, qu’il maintiendra tout au long de sa prestation : « se tenir à sa place » (a sta la locul său). « Se tenir » relève d’une double rigueur, qui touche tant à la morale qu’au comportement. Il s’agit à la fois de « tenir ses engagements » et de « se tenir soi-même », remplir le contrat sans se laisser entraîner par les déborde- ments de la fête. En effet, qu’il s’agisse d’un mariage tsigane, d’un banquet hon- grois ou d’un bal chez les Roumains, la position du muzicant – professionnel de la fête – est globalement la même : il « construit une fête qui n’est pas la sienne » (Lortat-Jacob 1994 : 107). L’échange est sans ambiguïtés : si l’on est payé, c’est pour « servir les gens à satiété » (să serveşti lumea pînă ai săturat). La conséquence de cette éthique professionnelle est claire et explicite : il faut que la musique « fonctionne » (merge). Jouer telle ou telle mélodie, telle danse plutôt qu’une autre, revient au même, pourvu que « ça marche ». Le bon Jouer aux noces, puis entre soi Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes de Transylvanie Filippo Bonini Baraldi 1 Les musiciens professionnels tsiganes en Roumanie sont généralement appelés lăutari. À Ceuaş, village hongrois-tsigane de Transylvanie centrale où j’ai conduit mes recherches de terrain entre 2004 et 2006, ce terme n’est pas utilisé, et les musiciens se disent muzicanţi. L’ethnographie des fêtes en question, ainsi que de nombreuses idées présentées dans le présent article, sont trai- tées plus en détail dans Bonini Baraldi (2010). Les termes vernaculaires sont transcrits ici en roumain [r] (par défaut), rromanes [t] et hongrois [h]. Je remercie Seline Gülgönen, Elodie Soulier et Juliette Grimbert d’avoir relu et corrigé cet article. 84 Cahiers d’ethnomusicologie 23 / 2010 muzicant ne néglige jamais cet aspect. Le choix du répertoire et la manière de l’interpréter se fait de façon pragmatique : tel ou tel air « fonctionne » s’il produit un effet observable sur le public. Cet effet est évalué de manière empirique, presque quantitativement : plus on danse, plus on chante, plus on applaudit, plus on pleure, plus cela montre que la musique « fonctionne ». Mais ce n’est pas un fonctionne- ment global et abstrait de la musique qui est recherché ; l’effet de tel ou tel air est ancré dans le présent, selon les nécessités, et le répertoire se construit dans le hic et nunc de la performance. Ainsi, lors d’un concert dans une salle parisienne, la musique « fonctionne » si elle arrive à attirer l’attention du public et à déclen- cher les applaudissements. Dans un repas collectif à la salle des fêtes du village, quand le public est assis à table, la musique « fonctionne » si elle est discrète, si le volume n’est pas trop fort, pour permettre aux convives de chanter et de discuter. Au cœur des fêtes de mariage ou dans un bal en ţigănie (« quarter tsigane »), si personne ne danse c’est parce que la musique ne « fonctionne » pas : elle n’a pas le bon « groove » ([t] balanţo), ou le son n’est pas assez saturé. Enfin, à la fin des fêtes transylvaines, l’effet à atteindre sont les larmes (bien visibles ou plus inté- rieures, intimes) des convives. La logique du « service » (serviciu) n’est pas spécifique aux muzicanţi de Ceuaş. Le cliché d’un repas du 1 er mai 1964 dans la capitale hongroise s’ap- parente de manière frappante à celui que j’ai pris le même jour, quarante ans plus tard, à Ceuaş (figures 1 et 2). La disposition des musiciens, leur posture, l’élégance, la proximité et les échanges de regards avec le client assis à la table semblent relever d’une même modalité, qu’on pourrait aussi observer dans les restaurants de Bucarest 2. La particularité du rapport musicien-client et de l’opposition entre Tsi- ganes et Gaje (non-Tsiganes) suscite depuis longtemps l’intérêt des observa- teurs. Plutôt logiquement – c’est ce que suggèrent les images – l’accent a été mis sur cette capacité du premier à « toucher » émotionnellement le second. Il s’agit-là d’un topos sur les musiciens tsiganes de tout l’Est européen qui, au-delà des stéréotypes dont la littérature est chargée, trouve avec Sárosi (1978 [1971]) et Stoichiţă (2008) un éclairage majeur et une valeur scientifique 3. 2 Proche du contexte culturel qui nous concerne ici, Balint Sárosi (1978 [1971]) décrit en profondeur les relations que le musicien romungro (Rrom-Hongrois) entretenait autrefois avec les notables et les pay- sans de la Hongrie historique. Il se base sur de nom- breuses sources qui mettent en évidence la logique de l’effet. À ce propos, voir aussi Williams (2001). 3 Sárosi observe par exemple, à propos de cette relation personnelle entre musicien et client : « Et le client pourrait sentir que, quand le musicien le regarde et joue pour lui, c’est comme s’il était en train de découvrir ses propres sentiments et de les mettre (pourring them) dans la musique, et qu’il ne serait autrement pas capable de les exprimer si bien. » (Sárosi 1978 [1971] : 244). Ou encore : « Ce n’est pas son objectif de donner une interprétation rigoureuse d’un morceau de musique, mais, à l’aide d’instruments musico-rhétoriques, de faire plaisir (delight) aux auditeurs, de les amener à l’extase, d’exciter (whip up) leurs émotions » (Herman 1907, dans Sárosi 1978 [1971] : 251). Plus récemment et plus à l’est (en Moldavie roumaine), V. A. Stoichiţă (2008) parle d’un « fabricant d’émotion » qui façonne sa musique non pour s’exprimer devant un public, mais plutôt pour servir les clients en vue d’un effet (les faire danser, les émouvoir). C’est aussi la première problématique de cet article : comment le musicien parvient-il à une efficacité émotionnelle ? À mon sens, tenter de répondre à cette question en termes généraux s’avère infructueux. Rien n’assure a priori que les stratégies du musicien soient toujours les mêmes, indépendamment de la qualité (ton, type, texture) émotionnelle qu’il s’agit de générer chez le client. Dans des fêtes de douze, voire de vingt-quatre heures, les émotions ressenties et exprimées par les uns et les autres évoluent dans un continuum temporel, tout comme évoluent les relations entre les acteurs. Rien n’assure non plus que ces stratégies d’effica- cité, à condition qu’elles existent, soient les mêmes à chaque moment particulier de la fête. La réponse doit alors être cherchée dans des moments plus ponctuels, et ne peut se priver d’une analyse de l’expérience vécue des participants. La deuxième problématique, moins explorée, concerne cette fois-ci le res- senti du musicien lui-même. Qu’en est-il de ses propres émotions ? L’expression « se tenir à sa place », riche de sens, voudrait aussi dire que le contrat ne prévoit pas la participation émotionnelle du musicien ? Quel est alors l’espace donné à son expression ? Les mêmes principes méthodologiques sous-tendent l’approche de ces deux problématiques. D’abord, concentrer l’analyse sur ces moments où pleurs et musique « vont de pair ». Cette expression vise à marquer une différence fonda- mentale par rapport aux recherches qui s’interrogent sur les réponses émotion- nelles à la musique, notamment dans le domaine des sciences cognitives (voir Sloboda & Juslin 2001). Lorsque, sur le terrain, on observe un comportement qu’on peut qualifier d’émotionnel (par exemple pleurer) en concomitance avec une pratique musicale, on ne peut pas dire a priori qu’il s’agit d’une « réponse » à la musique. Dans une perspective anthropologique, le type de relation entre les différentes actions – dans ce cas jouer de la musique et pleurer – est l’objectif de l’analyse, et non un axiome de départ (Bonini Baraldi 2009). Se focaliser sur une expression émotionnelle particulière – les pleurs – ne résout pas le problème de la compréhension des émotions sous-jacentes (ce qu’on ressent). Il faut pour cela s’appuyer sur d’autres outils : uploads/s3/ tzigane-texte-3.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager