Éléments d'une théorie sociologique de la perception artistique Pierre Bourdieu
Éléments d'une théorie sociologique de la perception artistique Pierre Bourdieu i Toute perception artistique implique une opération consciente ou incons- ciente de déchiffrement. i.i. Acte de déchiffrement qui s'ignore c o m m e tel, la « compréhen- sion » immédiate et adéquate n'est possible et effective que dans le cas particulier où le chiffre culturel qui rend possible l'acte de déchiffrement est immédiatement et complètement maîtrisé par l'observateur (sous forme de compétence ou de disposition cultivée) et se confond avec le chiffre culturel qui a rendu possible l'œuvre perçue. Dans le tableau de Rogier V a n der Weyden, Les trois mages, nous aper- cevons immédiatement, observe Erwin Panofsky, la représentation d'une apparition, celle d'un enfant en qui nous reconnaissons 1' « enfant Jésus ». C o m m e n t savons-nous qu'il s'agit d'une apparition? Le halo de rayons dorés qui entoure l'enfant ne saurait constituer une preuve suffisante puisqu'on le rencontre aussi dans des représentations de la nativité où l'enfant Jésus est « réel ». Nous concluons ainsi parce que l'enfant se tient en l'air, sans support visible, et cela bien que la représentation n'eût guère été différente si l'enfant avait été assis sur un coussin (comme sur le modèle qu'a vraisemblablement utilisé Rogier V a n der Weyden). Mais on peut invoquer des centaines de représentations où des êtres humains, des ani- m a u x ou des objets inanimés semblent suspendus dans les airs contre la loi de la pesanteur, sans pour autant se présenter, c o m m e des apparitions. Par exemple, dans une miniature des Évangiles d'Otton III, de la Staatsbi- bliothek de Munich, c'est toute une ville qui est représentée au centre d'un espace vide, tandis que les personnages prenant part à l'action se tiennent sur le sol : or il s'agit d'une ville bien réelle, celle qui fut le lieu de la résurrection des jeunes gens représentés au premier plan. Si, « en une fraction de seconde et de façon quasi automatique », nous apercevons le personnage aérien c o m m e une apparition tandis que nous n'accordons aucune connotation miraculeuse à la cité flottant dans les airs, c'est que ff/», int. Sc. soc. vol. X X (1968), n° 4 Théorie sociologique d e la perception artistique 641 « nous lisons ce que nous voyons en fonction de ce que nous savons de la manière, variable selon les conditions historiques, d'exprimer en des formes les objets et les événements historiques » ; plus précisément, lorsque nous déchiffrons une miniature des environs de l'an mille, nous présuppo- sons inconsciemment que l'espace vide sert seulement d'arrière-plan abstrait et irréel au lieu de s'intégrer dans un espace unitaire, apparemment naturel, où le surnaturel et le miraculeux peuvent donc surgir en tant que tels, c o m m e dans le tableau de Rogier V a n der Weyden 1. C'est parce qu'il obéit inconsciemment aux règles qui régissent un type particulier de représentation de l'espace, lorsqu'il déchiffre un tableau construit selon ces règles, que le spectateur cultivé ou compétent de nos sociétés peut appréhender immédiatement c o m m e « vision surnaturelle » un élément qui, par préférence à un autre système de représentations où les régions de l'espace seraient en quelque sorte «juxtaposées » ou « agrégées » au lieu d'être intégrées dans une représentation unitaire, pourrait paraître « naturel » ou « réel ». « L a conception perspective, déclare Panofsky, interdit à l'art religieux tout accès à la région du magique..., mais lui ouvre une région tout à fait nouvelle, la région du " visionnaire " où le miracle devient une expérience immédiatement perçue du spectateur, parce que des événements surnaturels font irruption dans l'espace visible, apparemment naturel, qui lui est familier, et lui permettent par là d'en pénétrer vraiment l'essence surnaturelle 2. Si la question des conditions qui rendent possible l'expérience de l'œuvre d'art — et, plus généralement, du monde des objets culturels — c o m m e immédiatement dotée de sens est radicalement exclue de cette expérience m ê m e , c'est que la reprise de l'intention objective de l'œuvre (qui peut ne coïncider en rien avec l'intention de l'auteur) est parfaitement adéquate et immédiatement effectuée dans le cas, et dans le cas seulement, où la culture que le créateur engage dans son œuvre ne fait qu'un avec la culture ou, plus précisément, la compétence artistique que le spectateur engage dans le déchiffrement de l'œuvre : dans ce cas, tout va de soi et la question du sens, du déchiffrement du sens et des conditions de ce déchiffrement ne se pose pas. 1.2. Toutes les fois que ces conditions particulières ne sont pas remplies, le malentendu est de règle : l'illusion de la compréhension immédiate conduit à une compréhension illusoire fondée sur une erreur de chiffre 3. Faute de les percevoir c o m m e codées, et codées selon un autre code, on applique inconsciemment aux œuvres d'une tradition étrangère le code 1. E . P A N O F S K Y , « Iconography and iconology : A n introduction to the study of Renaissance art », Meaning in the visual arts, p. 33-35, N e w York, Doubleday and Co., 1955. 2. ID., « Die Perspektive als " symbolische Form ", Vorträge der Bibliothek Warburg: Vorträge 1024-25, p. 257 et suiv., Leipzig-Berlin. 3. De tous les malentendus sur le chiffre, le plus pernicieux est peut-être le malentendu « huma- niste » qui, par la négation, ou mieux la « neutralisation », au sens des phénoménologues, de tout ce qui fait la spécificité des cultures arbitrairement intégrées dans le panthéon de la « culture universelle », tend à présenter l'homme grec ou romain c o m m e une réalisation particulièrement réussie de la « nature humaine » dans son universalité. 6 4 a Pierre Bourdieu qui vaut dans la perception quotidienne, pour le déchiffrement des objets familiers : il n'est pas de perception qui n'engage u n code inconscient et il faut évoquer radicalement le mythe de 1' « œil neuf», c o m m e grâce accordée à la naïveté et à l'innocence. Si les spectateurs les moins cultivés de nos sociétés sont si fortement enclins à exiger le réalisme de la représentation, c'est entre autres raisons, parce que, étant dépourvus de catégories de percep- tion spécifiques, ils ne peuvent appliquer aux œuvres de culture savante un autre chiffre que celui qui leur permet d'appréhender les objets de leur environnement quotidien c o m m e doté de sens. L a compréhension minimale, en apparence immédiate, à laquelle accède le regard le plus désarmé, celle qui permet de reconnaître une maison ou u n arbre, suppose encore u n accord partiel (et bien sûr inconscient) de l'artiste et d u spectateur sur les catégories qui définissent la figuration d u réel qu'une société historique tient pour « réaliste » (voir par. 1.3.1. et note). 1.3. L a théorie spontanée de la perception artistique se fonde sur l'expérience de la familiarité et de la compréhension immédiate — cas particulier qui s'ignore c o m m e tel. 1.3.1. Les h o m m e s cultivés sont les indigènes de la culture savante et, à ce titre, ils sont portés à cette sorte d'ethnocentrisme qu'on peut appeler ethnocentrisme de classe et qui consiste à considérer c o m m e naturelle, c'est-à-dire à la fois c o m m e allant de soi et c o m m e fondée en nature, une manière de percevoir qui n'est qu'une parmi d'autres possibles et qui est acquise par l'éducation diffuse ou spécifique, consciente ou inconsciente, institutionnalisée ou non institutionnalisée. « Pour celui qui porte des lunettes, objet qui, pourtant selon la distance, lui est proche au point de lui " tomber sur le nez ", cet outil est, au sein d u m o n d e ambiant, plus éloigné de lui que le tableau accroché au m u r opposé. L a proximité de cet outil est si grande qu'à l'ordinaire il passe inaperçu. » Prenant l'analyse de Heidegger a u sens métaphorique, o n peut dire que l'illusion de 1'« œil neuf » c o m m e « œil n u » est le propre de ceux qui portent les lunettes de la culture et qui ne voient pas ce qui leur permet de voir, pas plus qu'ils ne voient qu'ils ne verraient pas s'ils étaient dépourvus de ce qui leur permet de voir 1. 1.3.2. Inversement, les plus démunis sont, devant la culture savante, dans une situation tout à fait semblable à celle de l'ethnologue qui se trouve en présence d'une société étrangère et qui assiste, par exemple, à un rituel dont il ne détient pas la clé. L e déconcertement et la cécité culturelle des spectateurs les moins cultivés rappellent objectivement la vérité objective de la perception artistique c o m m e déchiffrement médiat : 1. C'est le m ê m e ethnocentrisme qui uploads/s3/ elements-d-x27-une-theorie-sociologique-de-la-perception-artistique 1 .pdf
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- Publié le Fev 20, 2021
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