Ernest Ansermet La condition de l'oeuvre d'art Note Une édition électronique ré
Ernest Ansermet La condition de l'oeuvre d'art Note Une édition électronique réalisée à partir des Rencontres internationales de Genève, 1965, Le robot, la bête et l'homme, pp. 117-141. Textes des conférences et des entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève 1965 avec le concours de l'UNESCO. Neuchatel: Les Éditions de la Baconnière, 1965, 360 pp. Collection: Histoire et société d'aujourd'hui. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris. Rappel : Le thème des XXe Rencontres 1965 : Le robot, la bête et l’homme. Qu’est-ce que l’humain ? De nos jours où tout se passe comme si des cybernéticiens et des biologistes visaient à réduire en fin de compte l’homme à un robot ou à une espèce animale supérieure, il devient urgent de se demander s’il est vraiment possible de construire un robot qui soit un homme, avec cependant des capacités de calcul, de mémoire et de prévision supérieures à celles de l’« homme naturel ». Ou s’il y a dans celui-ci une quintessence que le robot le plus parfait ne possédera jamais. En d’autres termes, les machines à traduire, à penser, à décider, contestent-elles l’homme ? Dans le domaine de la création artistique en particulier, est-il vraiment possible, comme le prétendent certains, de produire mécaniquement des oeuvres d’art ? Et aujourd’hui que l’idée de la pluralité des mondes habités fait son chemin, si les astronautes rencontraient effectivement un jour dans un astre quelconque des vivants qui nous ressemblent, à quels critères recourraient-ils pour décider si ce sont ou non des hommes ? La conférence d’Ernest Ansermet (6 septembre 1965), présentée ci-dessous, et l’entretien public qui s’y rapporte (7 septembre 1965), présidé par M. Jean-Claude Piguet, sont aux pages 117-141 et 285-304 du recueil des Rencontres internationales de Genève 1965, Editions de La Baconnière, Neuchâtel, 1965. [Voir la page web de l'auteur.] LA CONDITION DE L'OEUVRE D'ART On parle d’art chaque fois qu’une activité quelconque exige de celui qui agit une qualité personnelle et la met en lumière. Autrement dit, l’art peut apparaître partout, et l’on voit qu’avec l’art apparaît aussitôt le style, si par style on entend la marque de l’homme. Mais il y a certaines activités de l’homme où cette « marque », et pour tout dire : cette expression de l’homme qui agit, est si prégnante qu’on y pourrait voir la finalité qu’il a poursuivie : c’est aux œuvres produites dans ces conditions que nous réservons le nom d’œuvres d’art. Elles ont d’autant plus l’air d’avoir leur fin en elles-mêmes, en tant qu’expression de leur auteur, qu’à première vue elles ne répondent à aucune fin pratique ; et même si elles ont un but pratique ce n’est pas sous cet aspect qu’elles nous intéressent mais uniquement sous leur aspect expressif. C’est sous ce jour que l’œuvre d’art devient œuvre esthétique. Dans le langage courant ce terme implique la notion du beau mais nous verrons que l’expérience du beau est davantage une conséquence de la qualité esthétique de l’œuvre d’art que son fondement. Au regard de l’observateur, l’activité esthétique n’a d’autre fonction que celle d’exprimer l’homme qui s’y livre, et à travers lui l’homme tout court, car le « général » ne se découvre jamais qu’à travers le « particulier » et comme l’a dit Audiberti : « tout savoir de quelqu’un, c’est tout savoir de tout ». Vous savez aussi bien que moi quels sont les arts que l’on range sous la catégorie esthétique, mais je bornerai mon examen à la musique, la peinture et la poésie et vous vous rendrez compte qu’ils répondent bien à la définition que j’en ai donnée. Certains penseurs, revenant aux catégories scolastiques, ont classé l’art dans l’ordre du « faire » et certes, l’art est toujours un « faire » mais ce « faire » n’est signifiant que par la qualité expressive de la chose faite et cette qualité dépend de la manière de faire, de la manière de représenter dans l’art plastique, de la manière de grouper les mots dans l’art littéraire, de grouper les sons dans la musique. L’art se manifeste toujours par un « comment » mais ce « comment », comme tous les « comment », se réfère à un « quoi » qui est la chose signifiée et cette chose, puisqu’elle n’est pas donnée directement, puisqu’elle n’apparaît qu’à travers un « comment », ne peut être appréhendée que dans l’expression de la chose faite. C’est cette « expression » qu’a intentionnée l’artiste dans son « faire », c’est elle que capte dans l’œuvre d’art l’auditeur ou le spectateur. Et l’expression, en général, ne fait pas appel au concept, ou du moins n’y fait pas appel d’abord, car le concept nous ramènerait à la chose qui la porte ; elle ne peut donc être réfléchie d’abord que par le sentiment, et devant une chose perçue ce sentiment ne fait qu’un avec l’expression de la chose. Même si l’art éveille en nous l’idée — l’idée d’Œdipe et de son destin, par exemple — ce n’est pas l’idée qui nous émeut, c’est la signification humaine que recouvre cette idée — cette présence permanente du destin qui pèse sur l’homme — et cette signification humaine est a priori du « senti », non du « pensé ». Ainsi l’objet de l’art est toujours autre chose que le donné, et il s’ensuit que l’expérience esthétique présuppose toujours, au départ, une attitude imageante qui consiste précisément à saisir dans ce que l’on voit, dans ce qu’on lit ou dans ce qu’on entend autre chose que ce que l’on voit, ce que l’on lit ou ce qu’on entend. Le portrait de Jules II, c’est d’abord une toile couverte de couleurs « en un certain ordre arrangées » comme disait Maurice Denis. Mais cela, c’est la toile, non le tableau. Je reconnais sur ce tableau un portrait d’homme qui me rend cet homme présent, mais en image. Mais l’expérience esthétique ne s’arrête pas là : dans ce portrait je saisis l’expression d’une certaine modalité d’homme, d’une certaine personnalité, d’un certain caractère, et à ce moment-là je n’ai plus besoin de savoir que c’est le portrait de Jules II, ni de savoir qui est Jules II, bien que je n’aie pu lire ce caractère que sur le visage de Jules II tel que l’a vu le peintre, car le peintre est aussi présent ; la vigueur et l’harmonie de ce tableau c’est lui, et l’ensemble de ses toiles me donne une idée de lui aussi claire que celle que son tableau me donne de Jules II. L’expression esthétique est donc une signification transcendante de ce qu’a fait l’artiste — tableau, musique ou poème — et toute la valeur humaine de l’art est là : elle réside, pour l’auditeur ou le spectateur, dans la signification transcendante du vécu esthétique. Je n’ai fait ces remarques, qui ne vous apprennent rien, que pour mettre en lumière trois choses qui sont, me semble-t-il, les conditions sine qua non de l’expérience esthétique : Première condition : la nécessité de l’objet. — Il n’y a pas de conscience qui ne soit conscience de quelque chose ; autrement dit : la conscience a toujours un objet, mais sur cet objet la conscience esthétique vise une certaine modalité d’être ; elle vise l’être dans les apparences et dans la forme elle vise l’être qui s’annonce par sa forme. Le Centaure a une consistance d’être, les figures de Guernica aussi, mais non les jets de couleur que M. Mathieu répand au hasard sur sa toile, ni la machine à Tinguely. M. Mathieu n’a vu sur sa toile que des couleurs arrangées au hasard, comment voudrait-il qu’on y voie autre chose ? Le hasard n’exprime jamais qu’un hasard ; il est inopérant dans l’art si l’art doit être la communication d’une personne avec une autre personne. M. Tinguely n’a vu dans sa machine qu’un mécanisme ingénieux ; comment voudrait-il qu’on y voie autre chose ? Dans les deux cas l’acte imageant est aboli et la transcendance évaporée. Deuxième condition. — L’expérience esthétique n’est possible que si l’œuvre d’art ne met en jeu que des données de conscience généralement humaines, ou, comme disent les phénoménologues, intersubjectives, sinon elle n’est pas communicable à tous. Nous avons tous (sauf les daltoniens) la même vision des couleurs, nous entendons les sons de fréquence déterminée de la même manière, parce que notre perception des sons et des couleurs est immédiatement la même chez tous : ce sont des données intersubjectives, mais non les bruits, parce que les bruits, une fois perçus, il faut les interpréter et chacun peut les interpréter à sa manière : il est donc fou de vouloir faire de la musique avec des bruits. Les mots et la syntaxe d’une langue sont aussi des données intersubjectives à l’intérieur d’un même milieu linguistique, mais la lettre ne prend de sens que dans les mots et les mots dans la phrase : le lettrisme, déjà mort je crois, était une entreprise ridicule. A l’ouïe d’un morceau de musique cette musique plaît à l’un, déplaît à l’autre : l’opposition uploads/s3/ ernest-ansermet-la-condition-de-l-x27-oeuvre-d-x27-art.pdf
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- Publié le Sep 28, 2022
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