LES LETTRES Lettre ouverte à L. F. Céline Monsieur, Après tous les articles qui

LES LETTRES Lettre ouverte à L. F. Céline Monsieur, Après tous les articles qui vous ont été consacrés et le torrent d'enthousiasme qui s'est déchaîné autour de votre livre, je ne me permettrais pas de venir vous écrire si je n'avais précisément aimé ce livre avant le déchaînement de cet enthousiasme. Et aussi parce que je sais par moi même combien il peut être doux au cœur de recevoir un mot qui vient vraiment du cœur. Je ne lis plus guère les ouvrages de nos contemporains : ils manquent par trop d'humanité et il y a mieux à faire que de perdre son temps avec eux. C'est par grand hasard — et grâce à une grippe — que je me suis embarqué avec vous- J'ai d'abord été un peu déconcerté par le ton «journal d'avant garde » que, malgré de grandes beautés, me semblait avoir tout le début. Et puis, à partir du moment où l'on sent que cette atmosphère de cave n'a rien de factice, que celui qui s'y débat est un homme véritable et qui ne cesse d'en souffrir, alors votre livre ne m'a plus paru un livre comme les autres ; mais, par rapport aux autres, ce que l'Opéra de Quat' sous est par rapport à tous les films : une prodigieuse épopée. Une des rares œuvres avec ce film et quelques musiques de Kurt Weill qui donne l'impression du style propre à notre temps, un style plus profondément vivant, humain et douloureux que tout ce que nous avons connu jusqu'à présent. Cela, d'un point de vue esthétique. Mais la grandeur de votre ouvrage c'est que, s'il arrive à créer cette esthétique nou- velle, c'est avec une apparente indifférence à toute esthétique. (Un reproche pourtant : la centaine de pages où vous racontez les relations de votre héros avec le D r Baryton est écrite dans une autre forme que les 500 autres pages, je veux dire dans une ESPRIT - Mars 1933 - Page 1 sur 4 LES LETTRES 1039 forme moins argotique : c'est au point que l'accent traînant du reste du livre, on se demande à ce moment si ce n'était pas du procédé. Le pauvre bougre est devenu soudain un bour- geois qui parle comme tout le monde avant de redevenir à la fin le pauvre bougre du début. Mais c'est un détail qui ne gêne je crois que celui qui est particulièrement attentif à votre forme. Il n'empêche pas celui là même d'être emporté dans le prodigieux tourbillon que vous avez déclenché). Sous une forme de journal très simple vous avez si bien réussi à faire l'épopée de la misère humaine que toute intelligence critique et trop bien ordonnée semble, auprès de votre puis- sance, minable et ridicule. Si je vous écris enfin, après avoir laissé tant de jours passer sans vous faire connaître l'impression profonde que j'ai res- sentie à vous lire, c'est que je tenais à savoir si cette impression durerait aussi vive qu'aux premiers jours. Elle dure si bien qu'il me semble impossible d'écrire à présent comme on écri- vait avant votre livre. Cette mise au jour d'un univers si sombre, cette fabuleuse révélation de la nuit où se débattent et grouil- lent tous ceux qui sont aux prises avec la misère quotidienne, non seulement nous fait honte de ne pas nous occuper davan- tage de cette misère là, mais nous transforme au point de nous dépayser de nous-mêmes et de nous donner le dégoût de tout confort, si mince qu'il soit. C'est pour cela que je tenais à vous remercier : vous êtes un des très rares qui nous interdisent la tranquillité. J'ajoute aussi qu'après avoir eu l'impression que vous Haïs- siez tous les êtres, je me suis aperçu que ce dont vous souffriez au contraire — tant est grand votre amour des êtres — c'est qu'il ne soit pas plus grand encore ; et qu'il reste impuissant à sauver ceux dont vous connaissez pourtant toutes les tares. Cette impossibilité d'être utile à qui que ce soit, telle est une des plus grandes leçons de votre livre, et qui pousse au délire notre dégoût de nous-mêmes. Il faut, je crois, que vous ayez beaucoup souffert pour être capable de nous convoquer, sans en parler, à un si grand amour. Mais si l'une des raisons de la grandeur de votre œuvre est votre parfaite absence de complaisance à quoi que ce soit, — en raison même de votre certitude que tout arrêt est vain, qu'il n'y a rien à faire que de poursuivre le voyage sans s'arrê- ter et jusqu'au bout, — si ce constant désespoir qui vous force à marcher et à pleurer en marchant nous transporte enfin hors des mondes artificiels et mesquins où nos « grands » romanciers ESPRIT - Mars 1933 - Page 2 sur 4 1040 LES ÉVÉNEMENTS ET LES HOMMES d'aujourd'hui nous enferment, c'est que cette absence de complaisance à tout vous l'éprouvez d'abord pour vous même. Une vertigineuse résignation à la misère de votre état, à cette misère qui vous fait sentir le frère de tous les malheureux, voilà ce que nos grands hommes ignorent : ils se regardent vivre, ils s'écoutent parler. Et quand ils se penchent sur la misère c'est encore pour se voir, s'intéressant à elle. Vous, vous ne vous intéressez à rien, parce que le désespoir avec la résignation est vraiment installé dans votre cœur — et qu'il ne vous laisse pas le temps de respirer. Que cette misère là soit la misère de tant et tant de millions d'êtres, c'est ce qui donne à ce jour- nal intime son immense portée et le pouvoir de retentir dans tous les cœurs 1, Alors que je vantais votre œuvre à d'intelligentes personnes, je les entendis me répondre que vraiment vous exagériez, qu'il n'y avait pas que ces monstres là sur terre. Ils ignoraient d'une part que vous n'aviez peint de tels monstres que pour mieux accuser la société de les avoir engendrés, que pour mieux accuser aussi votre propre responsabilité et cette impuissance à soulager vraiment qui que ce soit. Et c'est ma foi chrétienne qui me faisait vous défendre et vous approuver. Car si jamais, sauf en quelques lignes et pour le rendre ridicule, si Dieu n'ap- paraît jamais dans votre œuvre, il y est sous cette forme d'aspi- ration inavouée à l'Amour — sous cette forme de la souffrance (qui s'exhale de chacune de vos lignes) à vous sentir doué d'un insuffisant amour. Oui c'est par là je crois que, tout en n'ai- mant que les œuvres où l'amour de Dieu et des êtres est exalté j'ai pu être si sensible à votre œuvre où l'ignominie humaine est seule peinte. Parce que je vous ai senti plus misérable encore de votre incapacité à vous sacrifier totalement, de l'incapacité où est tout homme à se sacrifier pour un compagnon de misère, que souffrant de vos misères mêmes. Gide me demandait un jour, parce que je lui déniais le sens de la spiritualité vraie, quel auteur aujourd'hui, en dehors des catholiques, m'en paraissait doué. Je lui répondis que je la trouvais chez bien peu d'auteurs catholiques. Par contre, si je vous avais lu alors, je lui aurais donné votre nom. Et même je suis sûr que c'est votre intense quoique secrète spiritualité qui a incité, à son insu, la N. R. F. à refuser votre ouvrage. Car il est bien curieux de constater à quel point cette vertu et cette maison peuvent être incompatibles. Pour moi, Monsieur, qui n avais commencé cette lettre que I. Sauf, bien entendu, dans ceux (?) des critiques plus ou moins officiels. ESPRIT - Mars 1933 - Page 3 sur 4 LES LETTRES* 1041 pour vous remercier du bien que vous m'aviez si cruellement fait, je vous prie de croire à ma durable reconnaissance, car, je vous l'avoue : peu d'auteurs — même chrétiens — m'ont autant que vous convaincu de l'inhabitabilité d'un monde sans espérance et sans amour. Je suis à vous fraternellement dans ce Christ qui est l'Amour, et vers lequel, sans le savoir, vous nous poussez si violemment. René SCHWOB. ESPRIT - Mars 1933 - Page 4 sur 4 uploads/s3/ esprit-6-20-193303-schwob-rene-lettre-ouvert-a-l-f-celine.pdf

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