TÉLÉRAMA 3032 | 20 FÉVRIER 2008 35 C Combien de fois, au cours des deux heures

TÉLÉRAMA 3032 | 20 FÉVRIER 2008 35 C Combien de fois, au cours des deux heures passées en sa compagnie, Joni Mitchell aura-t-elle prononcé le mot « ignorance » ? Un mot, ré- pété rageusement, qui dit sa colère envers la plupart de ses congénères. Cette colère permanente, qui lui a toujours servi de moteur, mais aura aussi été son pire ennemi... Depuis quelques années, l’icône folk de la fin des sixties, 64 ans aujourd’hui, s’était faite rare : plus d’albums et quasiment aucune interview, par choix et par dépit, son dégoût de l’industrie du disque n’ayant d’égal que sa défiance à l’égard des médias. Pendant son absence – consacrée à la peinture, sa vraie vocation, bien avant la chanson –, son aura n’a fait que grandir. A l’instar de ses compa- triotes canadiens, Neil Young et Leonard Cohen, son œuvre et sa tra- jectoire, libres et déterminées, font désormais référence. Toute artiste en quête de crédibilité se doit de re- vendiquer l’héritage de Joni Mit- chell, l’indépendance, la volonté et l’exigence faites femme. « Je suis une personne profonde née dans un monde superficiel », affirme- t-elle à l’ombre du magnifique jardin d’un hôtel de Bel Air, à Los Angeles. Mitchell, élégante, avec encore vi- vace cette beauté naturelle qui fit tourner la tête de bien des musiciens – regard bleu perçant, pommettes saillantes, sourire rayonnant –, n’a pourtant rien de la harpie méprisan- te que l’on a souvent décrite. La mili- tante écolo acharnée, entre les bouf- fées de cigarette qu’elle fume à la chaîne, passe constamment du rire à l’emportement, de la plus triviale des anecdotes à la plus nébuleuse des analyses de tel discours philosophi- que ou religieux. Joni Mitchell est une boule d’énergie et de passion, intarissable, impitoyable. Par mo- ments, on se dit qu’elle a aussi un lé- ger grain : cette folie propre aux êtres trop lucides, trop doués, trop isolés. L’automne dernier a vu son étoile briller de nouveau. Deux disques hommages à son œuvre – un avec Björk, Prince, Caetano Veloso et El- vis Costello, l’autre de son ami et ad- mirateur Herbie Hancock (1) – ont accompagné la sortie de Shine, son premier album de nouvelles chan- sons en dix ans. Un recueil aussi soi- gné et engagé qu’à l’accoutumée, qui signale le radieux come-back d’une artiste majeure, fruit du soutien d’un label, Hear Music (propriété de Star- bucks), et, surtout, d’une collabora- tion libératrice avec… le Ballet de l’Alberta. « Je pensais en avoir fini avec ce business, je me contentais de cultiver mon jardin, lorsque j’ai été contactée par le directeur d’un ballet, explique-t-elle. Il souhaitait monter un spectacle autour de mes chansons, qui aurait raconté mon parcours, de fille du fin fond de la campagne à ­ “légende vivante” de la musique ­ populaire. A la place, je lui ai proposé de travailler sur de nouvelles chan- sons, autour du thème qui m’importe plus que jamais : l’état dramatique du monde dans lequel on vit. Voilà com- ment je me suis retrouvée à fournir des musiques, des photos pour les ­ décors, et à travailler la chorégraphie A 64 ans, la colère intacte contre l’égoïsme contemporain, l’icône rock revient, célébrée par ses pairs, avec un album inspiré. d’un spectacle de ballet à Calgary. A deux pas de la faculté où j’ai fait mes études d’art, là où, jeune fille, je ne ­ loupais aucune occasion pour aller danser le soir ! » Née Roberta Joan Anderson, en 1943, elle a connu une enfance plutôt dure et solitaire. « J’ai été marquée très tôt par Kim, de Rudyard Kipling. Je me suis identifiée à ce petit orphe- lin indien, contraint de se débrouiller dans un monde d’adultes. Quand on est confronté à la maladie et à la mort très jeune, on n’a que deux options : se battre et ne compter que sur soi pour survivre ou vivre à jamais dans la dé- pendance. » Atteinte de polio à 9 ans, Joni réalise qu’elle pourrait rester infirme et allongée pour le restant de ses jours. Elle décide donc, un matin, après des mois d’hospitalisation, de se lever et de marcher, seule. Elle y parvient, miraculeusement. Entre- temps, elle aura appris à peindre, à dessiner, et, pour divertir ses com- pagnons d’infortune, à chanter. Rendue à la vie, l’adolescente longi- ligne ne tient pas en place. Grimée en garçon, elle hante les lieux où l’on danse le rock’n’roll même si son goût musical tend vers le jazz et le music- hall. Le folk, alors en vogue, ne l’in- téresse guère : elle le trouve musica- lement limité. Mais quand on a besoin de payer ses cigarettes, quoi de plus facile que de grattouiller une guitare ou un ukulélé en chantant des airs traditionnels – et bientôt des textes de son cru ? « D’habitude, les gens font des petits boulots pour fi- nancer leur musique, moi c’est l’in- verse. La chanson m’a permis de ga- gner un peu d’argent. Mais l’art noble, pour moi, c’était la peinture. » Au début des années 60, dans les clubs de Toronto où elle se produit, Incorruptible FRANK W. OCKENFELS 3/CORBIS OUTLINE La chanteuse joni mitchell rencontre A écouter Shine a Hearmusic/ Universal Jazz. < TÉLÉRAMA 3032 | 20 FÉVRIER 2008 36 ment à Mitchell, l’accusant de n’être qu’une vaine collectionneuse d’hom- mes, une « Joni-couche-toi-là » au discours nombriliste. Peut-être, pers- picaces, étaient-ils piqués au vif par des textes – comme Woodstock ou Big Yellow Taxi – qui questionnaient déjà l’inconséquence de ses contempo- rains ? « Peu ont saisi que mon hymne à l’espoir généré par Woodstock était teinté d’ironie. Cette phrase, “Il est temps de retourner au jardin”, était une mise en garde contre le désastre écologique qui s’annonçait déjà. Tout comme dans Big Yellow Taxi, où je déplorais que l’on était en train de “bé- tonner le Paradis pour en faire un par- king”. En fait, je n’ai jamais été en phase avec ceux de ma génération. Alors que c’était la guerre au Vietnam qu’il fallait condamner, la plupart d’entre eux s’en prenaient aux pauvres soldats, les premières victimes. Et ainsi de suite : Dylan en tête, tous ces musiciens ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont devenus richissimes mais n’ont rien su faire de leur pouvoir. Leur ego, leurs comptes en banque et leur dope étaient à peu près leurs seules préoccupations. Leur ignorance nous a donné une in- dustrie du disque cupide à l’extrême, et des années 80 reaganiennes, vides de valeurs et de sens moral. J’avais rejoint la communauté rock, pensant y trouver une famille, j’y ai côtoyé les gens les plus égoïstes, jaloux et narcissiques de mon existence. » On comprend pourquoi Joni Mitchell, La chanteuse joni mitchell rencontre Joni Mitchell intrigue, séduit. Par sa beauté et son style vocal, atypique, d’une pureté phénoménale, et son jeu de guitare, autodidacte, tout en accords ouverts, qui fait s’arracher les cheveux à bien des guitaristes émérites. Lorsqu’en 1965 un chan- teur folk américain alors un peu coté, Chuck Mitchell, sous le charme, pro- pose de l’épouser, la jeune femme est enceinte d’un amant de passage, éva- noui dans la nature. L’enfant, une fille, confiée à une famille d’accueil après sa naissance, demeurera long- temps le lourd et douloureux secret de la chanteuse, qui l’évoquera de manière cryptée dans ses chansons. Le mariage avec Chuck, qui apprécie peu de se voir éclipsé par le talent de celle qu’il traite parfois de « plouc inculte », ne dure guère. Divorcée, elle s’installe à New York. David Cros- by, en rupture des Byrds, la prend sous son aile alors que les chansons de la compositrice encore inconnue sont déjà interprétées par des artistes établis (Tom Rush, puis Judy Collins ou Fairport Convention). La Cana- dienne devient l’égérie de la crème du folk-rock américain. Le premier album de Joni Mitchell, Songs to a seagull, publié en juin 1968 (six mois après Songs of Leonard ­ Cohen, six mois avant les débuts en solo de Neil Young, riche année !), bouleverse le monde de la chanson. Si la musique reste acoustique et dé- pouillée, les textes de Mitchell tran- chent avec le tout-venant du protest song de Joan Baez et consorts. Dé- marrant par une mise en pièces de son ex-mari (I had a king), Joni en- tame une dissection au scalpel, dans un langage poétique et précis, de sa vie affective et de ses émotions. Avec sa voix, son écriture et son physique extraordinaires, Joni Mitchell rin- gardise ses rivales et collectionne les amants (Graham Nash, James Taylor, Jackson Browne…), qu’elle ne man- que pas d’épingler ensuite dans ses disques. En 1971, Blue, son chef-d’œu- vre, atteint des sommets d’introspec- tion dans la mise à nu des affres d’une relation, mais cette femme trop libre, trop indépendante, s’attire les fou- dres des tenants de la « Woodstock génération ». Ceux-là mêmes qui prônaient l’amour libre et l’émanci- pation des femmes, le journal Rolling Stone en uploads/s3/ joni-mitchell.pdf

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