La Beauté dans l'art contemporain Christine Sourgins Pour un historien d'art, s

La Beauté dans l'art contemporain Christine Sourgins Pour un historien d'art, spécialiste de l'Art contemporain, il est de bon ton aujourd'hui d'affirmer qu'on ne sait pas ce que c'est que la Beauté. J'appartiens à ces historiens dissidents qui pensent que la Beauté est constatable mais pas prédictible. Oui, nous avons des choses sur la Beauté, donc nous pouvons la constater, non je ne sais pas le tout de la beauté donc je ne peux pas la définir, je ne peux pas en donner la recette. C'était l'erreur de l'acadé- misme: avoir voulu faire de la forme une formule. Depuis des siècles, la Beauté se constate dans l'art et l'on parlait spontanément de beaux-arts jusqu'à Marcel Duchamp (1887-1968). En 1917, celui-ci promeut un urinoir à la dignité d'œuvre d'art. «Fontaine» est un ready-made: un objet apparte- nant à la vie quotidienne, détourné de sa fonction utilitaire, deve- nant œuvre d'art par la volonté de l'artiste. Cette définition exclut la Beauté, Duchamp n'a pas besoin de cette hypothèse. Duchamp, dont les idées s'imposent à la fin de sa vie, s'agaçait en 1962 qu'on réintroduise à toute force la notion de Beauté: «je leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu'ils en admirent la beauté esthétique] .» Duchamp est le père, le «pape» de l'Art dit contemporain. Or que voit-on dans les grands centres d'art très contemporain? Des murs recouverts de purée carotte, œuvre de Michel Blazy, ou bien Gijs Müller, un artiste qui serre la main des passants autrement dit, de l'esthétique dite «relationnelle », ou bien encore rien du tout, comme à Beaubourg en 2009 lors de la rétrospective sur le vide: 9 salles entièrement vides. L'essentiel de la démarche artistique ne consiste plus, dans ce cas, à solliciter l'appréciation favorable 1. Lettre à Hans Richter, le 10 novembre 1962. 176 «c'est beau! », au point qu'un philosophe, Anne Cauquelin, forgé le concept de «décept »: il suffit que l'œuvre déçoive po être jugée efficace auprès du public et soit valorisée par le milieu l'Art dit contemporain, qui n'est l'art que d'une toute petite part de nos contemporains, les disciples de Duchamp. En fait Duchamp a changé la définition de l'art. Jusqu'à lu l'idée (mais aussi l'émotion, le rêve, la vision) était incarnée dm' une forme, dans une matière sensible souvent grâce à un travail, u savoir-faire. Jusque-là, pour l'artiste, la forme était un don d sens; pour le spectateur le sens est un don de la forme: il y a u lien organique entre les deux. Après Duchamp, il y a rupture entre le fond et la form l'intention va devenir hégémonique. Dès lors, avoir des idées ci les indexer à des objets par un discours peut suffire (ainsi l'expo sition sur le vide comportait un catalogue de 500 pages). L'art Il une base conceptuelle. II y aura donc, désormais, deux sphère. artistiques différentes, celle de l'art dans sa définition première et cellede l'art duchampien. Duchamp n'a pas élargi l'art, comme se partisans le laissent entendre, il l'a cassé en deux: c'est un schisme, un tsunami, qui est encore aujourd'hui ignoré de la plupart. La beauté est-elle hors-jeu? Non, pour saluer l'an 2000 eut lieu en Avignon une exposition consacrée à la beauté, avec, dans une chapelle de la cité des Papes, un bac grouillant d'asticots, Anish Kapoor qui a triomphé au Grand Palais, déclara «je ne suis pas sûr d'attendre de la Beauté d'une exposition consacrée à ln beauté ». Pourquoi? La beauté est devenue un concept. Le concept de beauté n'en crée pas; pas plus que le mot ou l'idée de lumière ne produisent le moindre photon. Le concept ducham pien de beauté ne crée pas forcément de Beauté (au sens tradi tionnel, non-duchampien du terme). II faut donc distinguer la Beauté dans son acception courante de la beauté selon Duchamp. De même, pour sortir de la confusion sur le vocable piégé d'Art contemporain, il est préférable de le réduire <\ ses initiales, AC, quand il s'agit du courant dominant aujourd'hui, celui de l'art conceptualisant. Ce concept se décline: il y a une beauté kitsch, tcnduncc glamour, comme les portraits retouchés :1 la pciutun' (Il- l'il'lTl' et Gilles, où lu Icmrnr l'st pllls himbu qlll' lx-Ile, 11Ill' 1ll'llIltl'killll'h, version inluutilc, uvee KIlIIIIS l:1 Sl'" IlIlIl'l ••pliIl1 1IIIIIIIIIdrrin''l. 1III La Beauté dans l'art contemporain 177 concept de beauté porno, gare, convulsive ou révulsive, comme celle du bac d'asticots, guerrière avec Jan Fabre. Comment en sommes-nous arrivés là? Nous avons perdu le sens métaphysique de la Beauté reliée aux transcendantaux que sont le Vrai et le Bien. Ceci remontait aux conceptions gréco- romaines, où cosmos et cosmétique ont même origine et se réfèrent à un monde en ordre, en harmonie: le Beau est tellement unifiant qu'une œuvre mutilée, comme la Vénus de Milo, peut continuer d'être belle. La Beauté n'est pas que plaisante: elle touche à l'être. D'où la phrase de Platon: « le Beau est la splendeur du Vrai ». Mais dans la société relativjste qui est notre, la Beauté «splen- deur du Vrai» est un non-sens. Dans une société travaillée par le nihilisme: si le monde est mauvais, la Beauté est un mensonge. L'immonde travaille l'AC, la scatologie Y est récurrente, «Cloaca» de Wim Delvoye, une «belle» machine à fabriquer des excréments, n'a rien d'une plaisanterie de potaches: l'Art dit contemporain, en prisant de telles œuvres, exhibe ainsi sa capacité d'exécration. Alors que l'art, dans sa première acception, visait la Beauté, donc la célébration du monde. Nous sommes également portés sur le subjectivisme: on répète volontiers qu' «on ne discute pas des goûts et des couleurs », or c'est faux, depuis des siècles, dans les ateliers et les salons de peinture, artistes et amateurs en ont toujours discuté. La maxime de Duchamp «ce sont les regardeurs qui font les tableaux» a durci et faussé un état de fait: la subjectivité a sa part dans notre appréciation du Beau, et heureusement. La Beauté a besoin du regardeur pour être constatée. Mais vous aurez beau regarder une croûte, vous n'en ferez pas un Rembrandt. Or Duchamp accrédite l'idée, fausse, que le regardeur fabrique ou décrète la beauté. Pire, si vous êtes choqué, déçu, c'est de votre faute puisque c'est vous qui projetez la laideur que vous dénoncez. Au passage, Duchamp a mis KO Kant: «Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » La beauté duchampienne, conceptuelle et relativiste, nie toute possibilité d'universalité. La Beauté est aussi menacée, d'une suspicion anti-démocra- tiq uc, Le Beau serait l'apanage des classes aisées possédantes, le marxisme en faisait un valet du capital. L'égalitarisme qui sévit aujourd'hui II'OUVl' illsupportahle toute idée de hiérarchie, vouloir III Ikllllll: l;\:Rt IÙlIl'dl'" l'Olllpllr:tisOIlS,donc des discriminations. lc Ikllu 1l\~1l1 Pli" pnliliqlll'llll'IIIl'IlITl'ct Or (Îm'lI11' n pr('wllll: la 178 Sens du barbarie est le refus de l'excellence alors que le recherche de l'excellence. La Beauté est suspecte de totalitarisme: son péché Cil serait d'avoir été utilisée par les régimes fascistes pour séduit foules. Et l'on oppose le sculpteur de Hitler, Arno Brekc formation gréco-romaine, à Nolde, représentant l'avant-gu expressionniste, pratiquant une esthétique du laid, où les coul hurlent, les formes bavent mais l'artiste exprime ainsi son auth ticité, sa spontanéité intrinsèque. Nolde, classé dans l'art dégén fut persécuté par les Nazis. Nolde est un héros, Breker un collu et un salaud. C'est oublier l'adhésion de Nolde en 1935 au pli Nazi. Oublier que l'expressionnisme, défendu par Speer et (Jo bels, a failli devenir l'art officiel des nazis, mais Hitler détcstu l'expressionnisme, tout s'inversa. Nolde sera laminé par ceux qu entendait servir et finit en martyr, réhabilité. Le sculpteur Am Breker reste ostracisé et avec lui, c'est tout l'esthétique du Bell gréco-romain qui est montrée du doigt. Voilà une origine hist. rique de la récusation contemporaine du Beau. Or qui a séduit les foules dans les mises en scène à grau spectacle nazies? Pas vraiment la Beauté, plutôt le sublime. 1 sublime est soit la fine fleur du Beau, soit l'ennemi intime de III Beauté. C'est une notion complexe, philosophes et historiens 1\ sont pas toujours d'accord. Le sublime que j'évoque a pour pm totype Néron chantant devant Rome en flamme; dans sa vcrsint contemporaine, c'est Stockhausen lyrique devant le Il septembre Le sublime sidère, tétanise, hypnotise, il s'impose au contraire du Beau qui lui se propose. Pourquoi dénonce-t-on la Beauté alors que c'est le sublim qui est en cause dans les années 1930 et 1940? Nous sommes dan une société de mass media, société du spectacle qui veut du sensu tionnel, de l'événement, ce qui fait le choc, pas ce qui fait hal monie. Bref, des formes -oontemporaines de sublime, devant lesquelles le Beau fait pâle 'figure, il est médiatique certes, maiN pas autant. Mettre en cause le sublime, c'est mettre en cause l'art dit contemporain, l'AC. Car il a bien fallu remplacer la beauté pm quelque chose de plus stimulant que le déceptif, de plus gratifiant pour l'émotivité; la transgression joue dans l'art dit contemporain le rôle que jouait la Beauté dans uploads/s3/ la-beaute-dans-l-x27-art-contemporain.pdf

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