La critique nietzschéenne du génie. Posted By Simone MANON On 18 mars 2008 @ 7

La critique nietzschéenne du génie. Posted By Simone MANON On 18 mars 2008 @ 7 h 31 min In Chapitre IX - L'art.,Explication de texte,Textes | 60 Comments « L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un « miracle ». D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont une « intuition » ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans « l’être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin », c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir, il s’impose tyranniquement comme perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison ». Nietzsche. Humain trop humain [1] (1878), I, Chap. IV, aph. 162. * Thème : Le génie. Question : Y a-t-il une légitimité du recours à l’idée traditionnelle du génie ? Thèse : Non. Ce que la notion de génie recouvre relève d’une véritable mystification. Enjeu du texte : Procéder à une radicale démystification de la thématique du génie. L’argumentation se déploie en deux moments. * Dans la première partie, Nietzsche conteste la singularité de l’activité artistique, présupposée dans la définition traditionnelle des Beaux-Arts comme arts du génie. En réalité, toutes les grandes œuvres humaines sont créatrices, qu’elles soient scientifiques, militaires, techniques ou artistiques et toutes ont dans leurs conditions de production quelque chose de commun. Le philosophe énumère les traits caractéristiques des génies scientifiques, techniques, artistiques ou autres en procédant à une sorte de phénoménologie de l’activité créatrice de haut vol : un engagement total de la pensée dans un seul but (monomanie), un sens aigu de l’observation, en particulier de la vie intérieure en tant qu’elle est la vie de l’esprit, une capacité de faire son miel de tout ce qui se présente, la confrontation à un matériau mis en forme patiemment mais obstinément par un travail régulièrement remis sur le métier. Si Nietzsche pointe les conditions de possibilité des oeuvres de grande envergure, ce n’est pas pour banaliser ce qui est exceptionnel ou pour clarifier totalement ce qui garde sa part d’obscurité car « toute activité de l’homme est compliquée à miracle » mais c’est pour humaniser ce qu’on a divinisé de manière puérile. En effet « aucune n’est un miracle » c’est-à-dire quelque chose qui déroge aux lois naturelles et implique une intervention divine. La croyance au miracle n’est pas autre chose qu’ « un enfantillage de la raison ». Dans la deuxième partie, le marteau nietzschéen prétend dévoiler les intérêts, les affects, la supercherie qui sont au principe de la construction de l’idole. L’auteur donne ici un exemple de son puissant instinct de généalogiste. Il interroge, comme à son habitude « les entrailles de l’esprit » et il remarque premièrement, qu’on est tenté de parler de génie, en présence d’œuvres d’un certain genre. Ce sont celles qui suscitent en nous du plaisir. Tels sont les Beaux-Arts. Ils s’offrent à une expérience esthétique. Ils donnent lieu à une jouissance, ils plaisent par leur réussite formelle. L’œuvre d’art s’impose par sa beauté et la beauté est le propre de l’œuvre signifiante, saturée d’un contenu spirituel qu’elle rend sensible. L’œuvre réussie exhibe du sens et émeut par là celui qui la rencontre. Son expressivité lui confère ainsi un privilège car la sensibilité, la vie spirituelle qu’elle révèle est une expérience plus communément partagée que celle dont relève l’œuvre scientifique ou technique de haut vol. Or, remarque Nietzsche, le plaisir esthétique ne veut pas être gâché par le poison de l’envie. L’envie est une haine à l’endroit de celui qui possède quelque chose dont on s’estime injustement privé. L’envie implique de la part de l’envieux le sentiment d’une infériorité se traduisant par une hostilité à l’égard de celui qui le suscite. Que la puissante réussite des « effets de la grande intelligence » puisse attiser l’envie, rien de plus naturel, mais en l’attribuant au « génie », c’est-à-dire à une aptitude divine et non humaine, on coupe en quelque sorte l’herbe sous le pied de ce triste sentiment en ne laissant place qu’à l’admiration. Tout se passe comme si on se mettait en situation de dire: « ici il ne peut pas y avoir de rivalité entre nous ». Nous ne sommes pas sur le même pied d’égalité. Nietzsche remarque ensuite que la grande œuvre est admirée comme produit fini. On s’émerveille d’un résultat, on se garde bien de se faire une idée du travail d’élaboration. Car si on devait suivre le créateur dans le difficile accouchement de son œuvre, il y aurait de quoi être « refroidi » dit Nietzsche. Il signifie par là que l’attention à la genèse d’une œuvre réussie, quelle qu’elle soit, donne la mesure de l’ effort humain, rien qu’humain avec les hésitations, les essais et les erreurs, les reprises patientes, dont elle est l’accomplissement. Tout cela est effacé dans la réussite finale, l’œuvre s’offre dans une forme ayant l’apparence du naturel, d’une facilité miraculeuse. Elle s’impose dans l’évidence de sa « perfection actuelle » et fait oublier qu’elle est le résultat d’une patiente et difficile gestation. Voilà pourquoi « les artistes de l’expression » jouissent d’un privilège sur les grands savants ou les grands techniciens car il est impossible de faire l’économie des étapes d’un raisonnement dans une théorie scientifique ou de l’enchaînement des moyens dans un savoir-faire complexe. Par ailleurs une réussite scientifique ou technique est inscrite dans une histoire témoignant qu’elle est destinée à être dépassée. Il y a un progrès scientifique et technique, il n’y a pas de progrès en art. Chaque chef-d’oeuvre incarne un sommet se mesurant à l’intensité de l’émotion esthétique qu’il suscite. Poussin notait que le signe de l’art est « la délectation », Léonard, « l’émerveillement » et Eugène Delacroix disait qu’un tableau digne de ce nom devait prendre à la gorge celui qui l’admirait. « Il est une fête pour l’oeil ». Peut-être faut-il admettre qu’il y a moins de participants aux fêtes de la grande intelligence scientifique ou technique. Ce n’est pas l’argument kantien. Les sciences ne font pas intervenir le génie dit-il. « La raison en est que Newton pouvait rendre parfaitement clairs et déterminés non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche qu’il dut accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; mais aucun Homère ou aucun Wieland ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent et s’assemblent dans son cerveau, parce qu’il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut l’enseigner à personne » Critique de la faculté de juger. [2]§ 47. De là à prétendre que : « Dans le domaine, scientifique (…) le plus remarquable auteur de découvertes ne se distingue que par le degré de l’imitateur et de l’écolier le plus laborieux, tandis qu’il est spécifiquement différent de celui que la nature a doué pour les beaux-arts », il n’y a qu’un pas franchi allégrement par Kant. Or n’est- ce pas faire fi de ce qu’il y a de créateur dans l’invention d’une hypothèse qui sera ensuite élaborée sous la forme d’un système ayant une cohérence interne? Le saut dans l’imaginaire qu’impliquent les changements de paradigmes, l’intuition scientifique à l’oeuvre dans les grandes réussites théoriques ont-ils moins d’obscurité que la production artistique? Bref ne faut-il pas suivre Nietzsche lorsqu’il dit que : « Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un miracle « ? D’où la uploads/s3/ la-critique-nietzscheenne-du-genie.pdf

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