1 La kénose entre création et accomplissement1 La notion de kénose apparaît uni

1 La kénose entre création et accomplissement1 La notion de kénose apparaît uniquement dans le texte célèbre de la Lettre aux Philippiens (Ph 2,6-11). Quelle que soit la signification donnée à kénose2, elle concerne dans ce passage le Christ Jésus. Certains théologiens contemporains ont étendu cette notion à la théologie trinitaire pour parler de la création. En ce sens, la création du monde correspondrait à une kénose de Dieu ou en Dieu. Nous voudrions examiner l'intérêt de cette démarche et voir aussi pourquoi elle n'est pas apparue auparavant. Nous commençons par quelques rappels concernant le texte de Philippiens. Puis nous parcourrons brièvement ce que la tradition chrétienne dit à propos de la kénose pour reprendre l’étude biblique contemporaine. Nous serons alors en mesure d’entrer dans le débat sur l’utilisation de la kénose en théologie. Un texte fondateur : Ph 2, 6-11 Commençons par le vocabulaire. Le substantif kénôsis ne figure pas dans le Nouveau Testament. On ne rencontre que le verbe kénoô et l'adjectif lui correspondant kénos. Ces deux termes sont peu utilisés dans le Nouveau Testament, respectivement 4 fois pour le verbe et 16 emplois pour l'adjectif3. Toutes les mentions du verbe figurent chez Paul. Concernant l'adjectif, 10 occurrences sont dans les lettres authentiques et 2 dans les deutéropauliniennes. On peut donc affirmer que le vocabulaire se trouve préférentiellement, pour ne pas dire essentiellement, dans les écrits pauliniens. Le sens du verbe est celui de « vider », et pour l'adjectif « d'être vide », au propre comme au figuré : par exemple vider de son contenu, et donc annuler, une disposition4. Le verbe n'est utilisé au sens réfléchi qu'en Ph 2,7 dans un passage hymnique, repéré par tous les commentateurs modernes. L'hymne est généralement considérée comme reprise par Paul. Nous ne nous intéressons pas ici à son origine, ni aux retouches éventuelles que Paul auraient pu avoir faites5. Nous cherchons à comprendre ce que signifie la kénose dans ce texte, que l'on peut qualifier de fondateur pour cette notion. Le contexte immédiat, ce qui précède (Ph 2,1-5) et ce qui suit (Ph 2,12-18), invite à voir dans l'insertion de l'hymne un appui 1 Contribution au colloque « La kénose : héritage et nouveaux enjeux », tenu du 25 au 27 mai 2011 à l’Université Laval (Québec) et publié par F. Nault (dir.), Au risque de la kénose, Paris, Médiaspaul, 2014, p. 13-37. 2 C’est ainsi que nous rendons le substantif grec kenôsis. 3 Voir ThWNT 3, 1957, p. 659-660 ; "Kénose", Le grand dictionnaire de la Bible, 2000, p. 906-907. 4 Par exemple en 1Co 1,17/9,15 ; 2Co 9,3 ; Rm 4,14. 5 Sur l'antériorité de l'hymne par rapport à la lettre, indépendamment de la question de son auteur, voir J.B. Edart, L'épître aux Philippiens. Rhétorique et composition stylistique, coll. « Etudes bibliques », Paris, Gabalda, 2002, p.139-140 et n. 18, p. 138-139. 2 à l'enseignement éthique et sotériologique de Paul6. Il rappelle, en effet, qu'il s'agit d'avoir le souci des autres dans la communion et le service ou, exprimé autrement, de laisser Dieu agir en chacun en vue du salut7. L'hymne fonde l'existence croyante en rappelant que le Christ en constitue le fondement et la fin8. Venons en au texte de l'hymne, qui comprend le passage nous intéressant directement9 : Ph 2, 6- [Le Christ Jésus] qui est de condition divine (en morphè theou) n'a pas considéré comme une proie à saisir (oukh harpagmon) d'être à égalité avec Dieu (to einai isa theôi). 7- Mais il s'est vidé lui-même (heauton ekenôsen), prenant la condition de serviteur (morphè doulou), devenant semblable aux hommes et, par son aspect, reconnu comme un homme ; 8- il s'est humilié lui-même (etapeinôsen heauton), devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix. 9- C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élévé et lui a conféré le Nom qui est au dessus de tout nom, 10- afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse 11- et que toute langue confesse que Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père. Dans l'extrait cité, l'hymne présente plusieurs problèmes d'interprétation. Quel sens donner à morphè : forme, condition ou bien nature ? Comment comprendre « égal à Dieu » (to einai isa theôi) en parlant du Christ ? Et surtout que veut dire le participe harpagmon ? Attardons-nous un peu sur cette difficulté. Ce verbe peut signifier saisir dans les deux sens de « s'accrocher à », « tenir à » ou bien de « s'emparer de ». Dans le premier cas (a), il s'agit de garder ce qu'on a déjà, dans le second (b) de chercher à obtenir ce qu'on n'a pas encore. Contentons-nous pour le moment de signaler que si on retient (a), cela veut alors dire que le Christ est à égalité avec Dieu ; si on fait le choix de (b), le Christ ne l'est pas encore. Autre difficulté. L’humiliation volontaire (v. 8) ajoute-t-elle quelque chose à la kénose (v. 7) ou bien n’en est elle que la conséquence ou la traduction ? Les remarques précédentes éclairent les divergences d'interprétation rencontrées à l'époque moderne. On est devant des choix à faire. L'exégèse pourra les éclairer, elle ne pourra pas les déterminer, car ils sont théologiques. Mais, avant de revenir à l'exégèse moderne, il est utile d'aller voir comment la tradition chrétienne a reçu ce texte. 6 Voir par exemple E. Cuvilier, "Place et fonction de l'hymne aux Philippiens. Approches historique, théologique et anthropologique", in D. Gerber, P. Keith (dir.), Les hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions, coll. « Lectio divina », Paris, Cerf, 2009, p. 147-148. 7 Voir J.G. Gibbs, "The Relation between Creation and Redemption According to Phil. II 5-11", Novum Testamentum 12, 1970, p. 273 ; Edart, p. 125-126. Sur le fait que l'hymne engage sotériologie et christologie, voir T. Kuo-Yu Tsui, "Kenosis in the Letter of Paul to the Philippians : The Way of the Suffering Philippian Community to Salvation", Louvain Studies, 31, 2006, p. 312-315. 8 Voir Cuvilier, p. 150-153. 9 Traduction adaptée de la Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, 2010, p. 2547-2548. 3 La kénose dans la tradition : les Pères La tradition théologique concernant ce texte a été établie par les Pères. Elle fut reprise et développée par la théologie médiévale puis moderne. Ce n'est seulement qu'au 19e siècle qu'apparurent de nouvelles interprétations dues au renouveau exégétique, philosophique et théologique de l'époque. La tradition concernant la kénose est donc essentiellement fondée sur l'interprétation du texte de Philippiens par les Pères. Ils considèrent la divinité du Christ Jésus comme ne posant pas question, comme un fait reçu par tous10. Par conséquent, le sujet de l'hymne est pour eux le Fils préexistant. Le Pères considèrent également que la divinité du Christ est rendue principalement en Ph 2,6 par l’expression « être égal à Dieu » (to einai isa theôi)11. Il est clair alors qu'avec ses présupposés oukh harpagmon ne peut signifier que le fait de ne pas revendiquer d'être l'égal de Dieu. De la même façon morphè theou renvoie à la divinité du Christ Jésus et morphè doulou à son humanité. La kénose exprime alors la manière dont le Fils préexistant est devenu homme. On voit que, pour comprendre davantage ce qu’est la kénose, il faut expliciter le sens de morphè. Or, une pluralité d'interprétations de morphè coexiste. Morphè peut signifier selon certains Pères l'image (eikôn) de Dieu. Ainsi en est-il de Tertullien qui réfute l’interprétation marcionite du texte de Philippiens (Contre Marcion 5,20,3-5). Les marcionites considèrent en effet que le vocabulaire de l’hymne : forme (morphè), ressemblance (homoiôma) et aspect (skhèma), présente l’humanité du Christ comme une apparence et non comme une réalité. Tertullien remarque à juste titre que le terme morphè, en Ph 2,6 et 2,7, doit être compris de la même manière pour l’humain et le divin en Christ. Par conséquent, « forme de Dieu » et « forme d’esclave » doivent avoir la même signification. Si le Christ est humain seulement en apparence, il n’est pas vraiment homme, et alors il n’est pas vraiment Dieu non plus. Or le Christ est vraiment Dieu, il est l’image de Dieu comme l’affirme Col 1,15. Il est forme et image de Dieu parce qu’il est Fils de Dieu, il est forme et image de l’homme parce qu’il est fils de l’homme. Morphè est associée à l’image et à son origine qu’est la filiation et possède de ce fait une signification ontologique. On retrouve la même idée chez Eusèbe de Césarée : C’est pourquoi « dans la morphè de Dieu » se dit aussi « image de Dieu » selon le divin apôtre quand il dit : Etant dans la 10 Sur l'interprétation patristique, voir "Kénose", Supplément au Dictionnaire de la Bible 5, 1957, col. 56-136 (dans la suite ouvrage cité sous la forme : "Kénose", SDB). 11 Ibid., col. 130-131. 4 morphè de Dieu […] et encore « lui qui est image de Dieu » (Théologie ecclésiastique 1,20,29)12. Athanase associe également morphè à l’image. Pour lui, l’image n’est pas autre chose que uploads/s3/ la-kenose-entre-creation-et-accomplissem-pdf 1 .pdf

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