La Poïétique de Paul Valéry A l’inverse d’une poétique de l’ivresse inconscient
La Poïétique de Paul Valéry A l’inverse d’une poétique de l’ivresse inconsciente, qui délègue au seul philosophe la responsabilité de la conscience, un jeune homme de vingt-quatre ans, Paul Valéry, publie en 1895 (rédaction 1894) dans La Nouvelle Revue le manifeste d’une poétique de la lucidité qu’il intitule significativement Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Il s’agit de l’un des textes clé de l’esthétique valéryenne, qu’il relira sans doute plus tard avec l’indulgence qu’on éprouve pour un essai de jeunesse, mais qu’il ne reniera jamais et surtout sur lequel il reviendra, comme à la source de son art, par deux fois, la première en 1919 avec Note et digression, un texte dont la modestie du titre ironise ce qu’il y avait d’un peu pompeux dans l’intitulé de l’essai de 1895 (1), mais d’un volume et d’une densité au moins égales à celles du premier essai ; et la seconde fois en 1929 dans une lettre à Léo Ferrero (2), significativement intitulée Léonard et les philosophes, dans laquelle il démontre que l’imagination du peintre est plus philosophique que l’entendement abstrait du philosophe. En outre, Valéry revient encore sur cet essai fondamental en y ajoutant des notes marginales rédigées en 1930. On peut donc dire que la prétendue « méthode de Léonard de Vinci » est le centre, auquel il faut toujours revenir, de sa poétique. Mieux encore : dans l’œuvre de Valéry prend forme le projet toujours inachevé d’un texte qui tente de parvenir à la claire conscience de lui-même. En ce sens, toute la poétique valéryenne ou, comme il le disait lui-même, toute sa « poïétique », s’efforce d’accomplir la promesse de l’autoportrait moderne (portrait de l’artiste en « Narcisse » de sa propre création), celle de déchiffrer le secret intime de l’esprit enfantant le poème, et d’en proposer la claire formule. Contre l’opposition radicale, posée par Kant, entre Newton et Homère (Critique de la faculté de juger, § 47) , Valéry entreprend d’être le Newton du génie poétique (comme Kant disait de Rousseau qu’il était le Newton de l’ordre moral). Cette poétique est latente depuis la renaissance, c'est-à-dire depuis notre entrée dans les temps modernes. Alberti, Vasari, et plus que tout autre Léonard, en effet le héros de cette histoire, ne se satifont plus d'être les simples producteurs de leurs oeuvres : il faut qu'ils en méditent les tenants et les aboutissants, et qu'ils apaisent une sourde inquiétude – ne rivalisent-ils pas avec le Créateur ? – par un travail d'analyse, presque de confession (les Carnetsde Léonard sont l'examen de conscience d'un artiste qui ne cesse de remettre en question sa propre pratique), qui soumet la divine fureur de l'imagination poétique à la discipline philosophique du « connais-toi toi-même ». Valéry, notre contemporain, se reconnaît en ces fondateurs, et revendique hautement leur héritage. Il compte parmi les rares esprits qui sont en mesure de nous offrir la « clé » (c’est le premier mot, dit la légende familiale, qu’apprit l’enfant : Œuvres, I, 13) qui ouvre la porte qui sépare les deux domaines jusque-là séparés de l’art et de la philosophie. En fidèle disciple de Léonard, s’il est un art que Valéry refuse, pour lequel il éprouve même une sorte de répulsion, c’est bien celui de l’ivresse inspirée et de l’inconscience créatrice. Non seulement on ne saurait accepter que le philosophe ait seul le monopole de la conscience de soi, mais encore, à faire de l’œuvre poétique l’expression inconsciente et aveugle d’une pensée qui dépasse son auteur, on fait précisément de l’œuvre une expression, c'est-à-dire un simple médium de l’Idée, et qui devient inutile lorsque l’Idée parvient à l’âge de raison, et apprend à se dire elle-même, sans passer par cette médiation obscure et confuse de l’œuvre d’art. Pourtant, si l’œuvre est un absolu, comme le croit le poète, alors on ne saurait la réduire au rôle simplement subalterne d’expression de l’Idée. En se soumettant à la doctrine de l’inspiration, le poète renonce donc non seulement à la responsabilité de son esprit, mais encore à l’autonomie de son œuvre même. L’enthousiasme de l’inspiration n’est donc qu’une sorte d’ivrognerie esthétique, porte ouverte à toutes les facilités, à l’intarissable flux des lyrismes romantiques : « Je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain » (Note et digression : I, 1204- 05). La véritable inspiration n’est pas pur et simple abandon aux associations de l’inconscient, mais travail savant sur ce matériau surgi du hasard, élaboration intelligente d’un chaos d’abord saisissant. Ce travail de mise en forme demande une longue patience, et la mise en œuvre de toutes les ressources de l’intelligence : « Quand je suis "inspiré", je m’interromps très vite ; je crains les vitesses de cet état qui jettent dans l’absurde. Je sais qu’il faut cueillir au vol et se dégriser » (Cahiers, I, 268). Le hasard heureux ne vaut que comme une proposition donnée à la sagacité de l’esprit, un thème dont tout le travail poétique, éminemment conscient de lui-même, consiste à développer la variation : « Nous attribuons à la légère à certains résultats obtenus inconsciemment une valeur propre – tandis que cette valeur elle-même résulte du jugement par lequel nous acceptons ces idées. Une inspiration qui me vient, n’entre en valeur que si je ne l’écarte pas – mais avant cette décision du moi, elle n’est ni plus ni moins gratuite que telle algue folle continuelle du cerveau » (Cahiers, II, 211). Le poète n’est donc inconscient que du don originaire d’où procède le poème mais, depuis cette amorce, cet « appât » de la création, tout le développement qu’il compose lui appartient pleinement, et relève de sa seule responsabilité : « Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don » (Au sujet d’Adonis, Œuvres, I, 482) (3). Il est donc insultant de faire du poète, comme le fait Platon dans le Ion (et comme le font aussi, aux yeux de Valéry, Breton et les surréalistes), un simple conducteur des champs magnétiques qui l’inspirent. Le poète est l’architecte du hasard, il n’en est pas la proie : « C’est une image insupportable pour les poètes que celle qui les représente recevant de créatures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages. Agents de transmission – c’est une conception de sauvages. Quant à moi, je n’en veux point. Je ne me sers que de ce hasard qui fait le fond de tous les esprits et puis d’un travail opiniâtre qui est contrece hasard » (Cahiers II, 1097). Ion se reconnaît dans l’image de l’anneau de fer qui transmet le courant apollinien, mais Valéry ne saurait accepter d’être l’instrument de musique inconscient dont usent les dieux : « Je ne vois aucun intérêt à être inspiré des dieux. C’est leur servir de flageolet. Et le devoir d’un esprit noble serait de ne pas vouloir de cet emploi, de refuser des dons qui enflent le donataire, lequel s’en désenfle en faveur des tiers et se retrouve aussi sot que devant, dans sa gloire usurpée » (Cahiers II, 1055). Comme l’artiste de la Renaissance, qui refuse d’être l’auxiliaire du théologien et revendique son autonomie et la dignité des arts « libéraux », Valéry, trop moderne pour ne pas se révolter contre l’aliénation que toute inspiration implique, refuse cette sujétion et entreprend le projet d’une poésie lucide, attentive avec intelligence à sa propre construction, et dont la composition s’accomplit dans la claire lumière de la conscience. Au fond, l’illusion de l’inspiration est l’effet d’un malentendu : la lecture du poème prend quelques minutes, sa composition des mois, parfois des années. De cette extrême concision, le lecteur induit une idée surhumaine de l’auteur, qu’il imagine soumis à quelque Muse : « Un discours qui a demandé trois mois de tâtonnements, de dépouillements, de rectifications, de refus, de tirages au sort – est apprécié, lu, en 30 minutes par un individu autre. Celui-ci reconstitue, comme cause de ce discours, un auteur tel qu’il lui soit possible de parler ainsi – c'est-à- dire un auteur impossible. On appelait Muse cet auteur » (Cahiers, II, 1007). Le poète n’est donc pas inspiré : il a savamment construit un poème dont le but est de faire croire au lecteur que son état d’esprit était inspiré par quelque puissance surnaturelle. L’auteur lui-même est sans doute sans grand rapport avec ce personnage fabuleux suscité par l’artifice du poème. Ce que nous appelons l’auteur d’un poème, ou d’une œuvre d’art, n’est donc qu’un effet textuel : la cause imaginaire de sa production, le principe complexe de son unité. L’auteur n’est donc qu’un concept, produit d’un travail d’analyse. Hostile à la théologie de l’inspiration, la poétique valéryenne est tout aussi opposée à la subjectivité de l’interprétation psychologique. L’œuvre développe en la uploads/s3/ la-poietique-de-paul-valery.pdf
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- Publié le Oct 17, 2021
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