"Les Loges de Raphaël", de Nicole Dacos et "La Renaissance à Rome", de Sergio G

"Les Loges de Raphaël", de Nicole Dacos et "La Renaissance à Rome", de Sergio Guarino : Rome, l'art et la manière LE MONDE DES LIVRES Article paru dans l'édition du 12.12.08 Voici, sur la même ville - Rome - et sur la même période - la Renaissance -, deux ouvrages qui sont si différents que leur parution simultanée en devient exemplaire. Deux manières de faire l'histoire d'un art se rencontrent et s'opposent. Ce sont deux volumes fort bien exécutés, aux images de qualité, à l'impression irréprochable, beaux à feuilleter. Mais là n'est pas l'essentiel. La Renaissance à Rome de Sergio Guarino a un sous- titre, "La peinture à Rome de Gentile da Fabriano à Michel- Ange". La période est bornée par l'année sainte 1423 et le sac de Rome de 1527. C'est dire sa densité, l'abondance des oeuvres et des héros. Dans la ville où la papauté s'emploie sans cesse à étendre son pouvoir, à faire du spirituel la caution d'une puissance temporelle croissante et, donc, à se bâtir des monuments à la mesure de ses ambitions, il n'est guère d'artiste majeur qui ne s'y rende, le temps d'un chantier ou pour la vie entière. Fra Angelico y séjourne plusieurs fois, Piero della Francesca y passe, Mantegna y vient à son tour - de plus ou moins bonne grâce. Pinturrichio, Filippino Lippi, puis bientôt Raphaël et Michel-Ange : la liste est la plus glorieuse qui soit et le Vatican, de construction en construction, d'un cycle de fresques à un autre, devient l'affirmation artistique éclatante de souverains pontifes qui tendent à se croire sans rivaux jusqu'à ce que les guerres d'Italie, puis la Réforme, leur prouvent qu'ils se sont trompés. Est-ce en raison de cette abondance ? Est-ce à force de ne considérer les commandes que comme des éléments de prestige au service de politiques personnelles ou familiales ? Sergio Guarino réussit ce prodige d'écrire un volume sur l'un des siècles les plus riches de l'art italien sans rien dire, ou presque, des oeuvres elles-mêmes. Ce qui le retient, c'est moins les styles et les artistes que leurs relations avec les cardinaux, les montants des contrats et l'échelonnement des paiements, les influences et rivalités qui ont pu expliquer le choix d'un peintre ou de l'emplacement qui lui est accordé au Vatican ou dans une église pour mettre son art au service de la notoriété de son commanditaire. Tout cela est instructif et, à l'occasion, assez drôle. Il apparaît que les prélats ne dédaignent pas l'intrigue et prêchent des vertus qu'ils ne pratiquent pas - l'humilité, le dédain des richesses, entre autres, pour ne rien dire des vertus privées dont ils n'ont cure. Mais la peinture dans tout cela ? On sait par qui, pour qui, pour combien et pourquoi elle est faite. Moins comment, et avec quels principes esthétiques en tête. Nicole Dacos travaille de façon diamétralement opposée. A l'énorme synthèse documentaire, elle préfère l'analyse méthodique et novatrice d'un ensemble précis, en commençant par son exploration au fil de plusieurs campagnes photographiques. Les Loges de Raphaël au Vatican, en dépit de leur célébrité, n'avaient jusqu'alors fait l'objet d'aucune enquête de ce type. Ainsi, sur l'un des artistes les plus universellement connus et sur une oeuvre constamment citée, ce livre apporte bien des précisions qui manquaient, et parvient même à révéler des éléments qui demeuraient inaperçus : ne regardant, par habitude, que les fresques, les historiens avaient ainsi omis de s'intéresser de près aux ornements de stucs et aux peintures décoratives, festons de fleurs, de fruits et d'oiseaux. Négligence coupable : si Giovanni di Udine est infiniment moins illustre que Raphaël, ses contributions aux Loges en qualité de peintre et de stucateur n'en sont pas moins capitales. Elles rendent manifeste la curiosité pour l'Antiquité romaine qui est alors l'un des grands courants de la pensée et de la création, d'autant plus que les découvertes archéologiques se multiplient à chaque chantier. Les citations de motifs mythologiques, les pastiches presque littéraux et jusqu'au choix d'une technique - le stuc - qui est alors réinventée : autant de données qui montrent combien est intense la volonté de ressusciter l'urbs impériale dans la cité des papes, de réactiver l'héritage, de réunir paganisme et christianisme dans un art totalement romain. Les comparaisons avec les monnaies et les gemmes antiques sont convaincantes, comme le sont les analyses sur l'interprétation de la Bible et sur le fonctionnement de l'atelier de Raphaël, petite entreprise artistique. Le lecteur se sent ici placé à l'intérieur du processus mental et physique de la création artistique. Tout ce qui a trait à la religion, à l'histoire politique et à l'histoire du regard y trouve naturellement sa place : parce que la pensée part de l'oeuvre pour déployer ses interprétations à partir de ce que le regard a perçu, et non parce qu'elle compile ce qui a été lu dans des archives et des catalogues. LES LOGES DE RAPHAËL. CHEF-D'OEUVRE DE L'ORNEMENT AU VATICAN de Nicole Dacos. Hazan, 352 p., 79 €. LA RENAISSANCE À ROME de Sergio Guarino. Actes Sud, 384 p., 120 € jusqu'au 31 janvier, 140 € ensuite. Philippe Dagen "L'Image de l'Amour charnel au Moyen Age", de Florence Colin-Goguel : dieux et démons de la chair LE MONDE DES LIVRES | Article paru dans l'édition du 12.12.08 Saint Paul en était convaincu : "Il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme." Mais l'apôtre n'était pas naïf. Connaissant l'appétit de ses semblables pour la "débauche", il admettait que le mariage avait son utilité : "S'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient !" Le mariage comme pis-aller ? Sur ce point, l'auteur de l'Epître aux Corinthiens est on ne peut plus clair : "Ce que je dis là est une concession, non un ordre." En quelques phrases lapidaires, Paul pose les fondements de la morale sexuelle qui régira la chrétienté médiévale. Une morale qui s'articule autour de quelques axiomes : célébration de la virginité, éloge de la continence, condamnation des plaisirs libidineux et, pour ceux à qui la chasteté demeure un continent à jamais étranger, strict cantonnement des "oeuvres de la chair" au cadre matrimonial. C'est à la façon dont ces axiomes ont été mis en images, entre l'époque carolingienne et la fin du Moyen Age, que Florence Colin-Goguel s'est intéressée dans ce superbe livre. Un ouvrage dont il faut saluer le parti pris, l'historienne de l'art ayant fait le choix de se confronter humblement aux images - une centaine au total, enluminures, tableaux, broderies, sculptures... - et de les commenter une à une, en prenant le temps de s'arrêter sur un détail jugé significatif, sans prétendre en épuiser le sens. Que nous montrent ces images ? D'abord le soin extrême apporté tout au long du Moyen Age à la diabolisation de la chair. L'auteur suggère cependant que, pour étouffer les désirs concupiscents de ses ouailles, l'Eglise ne pouvait se contenter de montrer la laideur du corps, cet "abominable vêtement de l'âme", selon la formule de saint Grégoire. C'est qu'il pouvait être difficile d'illustrer littéralement des discours dont la force tenait précisément au pouvoir évocateur des mots plus qu'à la crédibilité des images qu'ils charriaient. A l'instar de cette réflexion d'Odilon, abbé de Cluny, au Xe siècle : "Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur soulèverait le coeur. Quand nous ne pouvons toucher du bout du doigt un crachat ou de la crotte, comment pouvons- nous désirer embrasser ce sac de fiente ?" Sans renoncer à répertorier les différentes "images subterfuges" mobilisées pour dévaloriser ces "corps de misère" - l'animalisation des traits du pécheur constituant ici l'un des motifs privilégiés -, Florence Colin-Goguel rappelle que l'iconographie médiévale a concentré ses efforts sur la représentation des punitions réservées aux luxurieux. L'une des parties les plus riches du livre est précisément consacrée à l'étude de ces châtiments. Qu'ils soient divins, comme ceux qui figurent sur le tympan de la cathédrale de Bourges, où chacun peut prendre connaissance des sanctions qui l'attendent s'il trompe son épouse, s'adonne à la fellation ou pratique la sodomie. Ou bien terrestres : à l'instar de cette "course des amants" adultères décrite dans un recueil de coutumes édité à Toulouse en 1296. Un rituel infamant propre à décourager les candidats à l'infidélité : l'homme et la femme y sont représentés nus, la seconde tirant le premier au moyen d'une corde attachée autour de son sexe, tandis qu'un employé municipal sonne de la trompette pour inciter la foule à assister à leur humiliation... On se tromperait cependant en imaginant un Moyen Age tout entier placé sous le signe du "renoncement à la chair", pour reprendre la formule d'une célèbre étude de l'historien Peter Brown (Gallimard, 1995). Commentant le fameux baiser qui unit Lancelot à Guenièvre sous le regard de Galehot, surprenant les ébats d'un couple marié dans un traité médical du XIVe siècle ou débusquant au bas d'une enluminure d'un Roman de la Rose une nonne cueillant à pleines mains des phallus sur un arbre, Florence Colin-Goguel montre au contraire comment uploads/s3/ la-renaissance-a-rome.pdf

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