Pratiques : linguistique, littérature, didactique La « stylistique des concours
Pratiques : linguistique, littérature, didactique La « stylistique des concours » Éric Bordas Résumé La lecture des rapports de jury des épreuves de grammaire et stylistique aux CAPES et agrégation de Lettres Modernes, depuis leur création dans les années 60, révèle l’absence totale de pensée théorique dans leur conception et leur présentation. La « stylistique » est l’orientation d’un contenu, mais l’essentiel reste le respect de la forme du commentaire de texte, dit « commentaire composé » . Sur ce point, tout le monde est d’accord, mais l’examen du contenu en question découvre des positions infiniment plus mouvantes. Dans la perspective de préparation pédagogique des futurs enseignants de français, la stylistique est une pure pratique, sans théorie linguistique ni textuelle. On retrace ici l’historique de cette situation, avant de faire le point sur la situation contemporaine et de proposer quelques modifications que l’on voudrait croire possibles et constructives. Citer ce document / Cite this document : Bordas Éric. La « stylistique des concours ». In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°135-136, 2007. Le style en questions. pp. 240-248; doi : https://doi.org/10.3406/prati.2007.2166 https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2007_num_135_1_2166 Fichier pdf généré le 13/07/2018 Pour Anne-Marie Perrin-Naffakh Commençons par un peu d’histoire. En 1960 est créée l’agrégation « des Lettres modernes », dans le cadre du mouvement général d’ouverture scolaire aux diffé- rentes disciplines et, en particulier, les enseignements techniques et technologi- ques (1). Son originalité, par rapport à son aînée, des Lettres désormais « classi- ques », est d’intégrer, en effet, des épreuves plus nombreuses, plus variées, voire quelque peu hétéroclites (littérature comparée – qui ne s’appelle pas encore ainsi, mais est simplement la « deuxième composition française » et latin et langue vi- vante), au premier rang desquelles les interrogations de langue française – « grammaire », dit-on jusqu’en 1980 environ – ancienne et moderne, i. e. « anté- rieure » ou « postérieure » à 1500. Si l’épreuve d’ancien français n’a rien d’une nouveauté, l’approche synchroni- que et linguistique du français « moderne » – soit du XVIe au XXe siècle... – est une petite révolution, accompagnée, pour la moitié de la note, d’une question qui se concentre sur le « style » du texte proposé. L’une et l’autre restent aujourd’hui, avec les versions, les « matières techniques » de l’épreuve, par opposition aux ma- tières intellectuelles que sont les dissertations, et qui étaient à l’origine de la ré- forme. C’est là que, dès le départ, la confusion et l’approximation s’installèrent, par le détail de la dénomination de l’exercice, détail en apparence anodin mais to- talement impensé : « Étude de style » ou « Commentaire stylistique » ? Soit un ob- jet ou une discipline ? un concept ou une méthode ? Pendant plus de quarante ans, le libellé de tous les sujets d’agrégation fut le sui- vant : « Question 4. Style. Étudiez le style du texte » – avec ou sans restriction du 240 PRATIQUES N° 135/136, Décembre 2007 La « stylistique des concours » Éric Bordas École Normale Supérieure de Lyon (1) C’est, par exemple, en 1963 qu’est créée l’« agrégation des techniques économiques de gestion », qui deviendra, en 1980, « agrégation d’économie et de gestion » : voir Chervel (1993, p. 206). Pour d’autres informations sur l’histoire des concours, agrégation et CA- PES, voir Benoît (1999, en particulier pp. 186-190) ; sur la spécificité du CAPES de Lettres modernes par rapport à l’agrégation, voir Petitjean (1991). champ (2). On cherche dans un intitulé aussi résolument humaniste la dimension « technique » qui avait justifié la création, mais c’est la contextualisation de l’in- jonction, dans le cadre d’une épreuve de langue et/ou grammaire, qui fait sens. Le petit problème, c’est que, en passant au corrigé proposé pour cette question 4 dans les rapports de jury, l’exercice se trouve toujours rebaptisé, sans explication aucune, « stylistique », ou « commentaire stylistique ». De toute évidence, « étude de style » et « commentaire stylistique » sont deux synonymes (3). Faut-il rappeler que le travail de Spitzer, maître ès « études de style » (4), avait pourtant plus que contesté l’approche spécifiquement française du « commen- taire » quand il n’est rien d’autre qu’une « explication de texte » grammaticalisée, dispersée en micro-détails, proche de la paraphrase linéaire (5), et que « le style », phénomène esthétique et imaginaire englobant, singulier ou général, ne se réduit pas à la langue, à moins de le limiter à la seule et unique composante idiolectale de l’énonciation (6) ? – ce qui est un choix, intelligent et pédagogique, mais exigeant une explication justificative. Faut-il rappeler que le mot français stylistique est un mot emprunté au XIXe siècle à l’allemand, dans sa tradition de la linguistique tex- tuelle, pour décrire les phénomènes d’individuation expressive, utilisé en particu- lier pour les exercices de version, et n’est en rien un dérivé du mot style (7) ? Mais, de toute évidence, dans le cadre des concours, le problème n’est pas là : le « style » est – i.e. doit être – l’« objet de la stylistique » (8), comme légitimité et lé- gitimation d’une matière et d’un enseignement universitaire spécifique. Que per- sonne n’ait jamais pu en proposer une définition satisfaisante depuis des siècles ne semble pas émouvoir les jurys qui demandent implicitement aux candidats de bien vouloir éviter de se poser des questions saugrenues. À l’époque où, l’agrégation d’abord, le CAPES ensuite, proposaient de mini-problématiques pour restreindre l’étude (9), on avait alors de beaux amalgames entre poétique du texte, analyse de discours et rhétorique des procédés : « Relevez et expliquez ce qu’a de narratif (structure de la phrase, rythme, jeu des temps, techniques de mise en scène, etc.) le style du premier paragraphe. » (10) 241 (2) Exemple : « Le style et la versification du passage » (texte : Hugo, 1962). Vigilance des res- ponsables de sujets ? Au CAPES, on put, certaines années, lire l’intitulé suivant, plus disci- plinaire que conceptuel : « Stylistique. Vous proposerez un commentaire stylistique du texte » dans des années fort récentes, tout de même. Sur la stylistique au CAPES, voir Lilti (1996). (3) On veut croire que l’année 2005 a marqué un progrès décisif. Outre le fait que le sujet pro- pose une problématique « stylistique » restreinte, le libellé est le suivant : « Stylistique. Étudiez le burlesque dans le texte ». Le rapport précise cette volonté de clarté scientifique : « Il ne sera plus demandé aux candidats de conduire une étude de style complète du texte proposé, mais de présenter [...] l’étude stylistique d’un phénomène précisément identifié par la consigne » — Rapport agrégation externe Lettres modernes 2005, p. 68. (4) Voir Spitzer (1993). (5) « Dans cette technique, les détails de langue et de style abondent ; et les critiques français peuvent dès lors se dire : Que nous faut-il encore ? Ainsi la présence d’une technique très développée à un certain niveau empêche l’essor d’une technique similaire à un niveau plus élevé » – L. Spitzer, « Les études de style et les différents pays » (1960), cité in Philippe (2002, p. 142). En 1959, dans un article fondateur sur lequel on reviendra, G. Antoine avait résolument pris le parti de Bruneau, incarnation des études de « langue et style » à la fran- çaise, contre la philologie romantique de Spitzer. Sur l’originalité de Spitzer dans le pay- sage intellectuel français des années 40-60, voir Starobinski (1993). (6) Voir Philippe (2005). (7) Voir Karabétian (2000, pp. 7-10). (8) J. Mazaleyrat & G. Molinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989, p. 340. (9) La pratique perdura de 1975 à 1980 environ ; elle est revenue, mais à l’agrégation, à partir de 2005 (cf. supra, n. 3). (10) Sujet CAPES Lettres modernes 1979 – texte : Mauriac, Génitrix. Il y aurait beaucoup à dire sur le genre d’exercice qu’est le rapport de jury, mais ce que l’on veut faire remarquer, ici, c’est qu’une discipline totalement nouvelle, la stylistique, dont Gérald Antoine (1959) signalait au même moment l’impor- tance quasi stratégique pour les études de Lettres autant que la labilité théorique, entre praxis et idée, a été imposée dans une confusion volontaire avec l’étude de style, et sans la moindre pensée épistémologique, dans le silence des textes offi- ciels, qui se contentèrent de prendre note des nouvelles épreuves (11). Cette affirmation est quand même à nuancer. Car une présentation existe : elle ne se trouve pas dans les rapports, donc à disposition des candidats, mais dans la plus périphérique Revue de l’enseignement supérieur. Il s’agit de l’article déjà mentionné de Gérald Antoine, père fondateur de la nouvelle agrégation, puis de la Nouvelle Sorbonne, article qui continue donc, quarante ans plus tard, par défaut scientifique et par implicite politique (vertus de la « tradition »), à orienter « la sty- listique des concours », faute de savoir la théoriser. Dans ces pages, le futur recteur propose, après avoir résumé les querelles d’éco- les entre Bally, Marouzeau, Spitzer et Bruneau, et tranché, sans appel, en faveur uploads/s3/ la-stylistique-des-concours 1 .pdf
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- Publié le Fev 13, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
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