1 La vraie image selon Gina Pane. Quelques réflexions pour une anthropologie de

1 La vraie image selon Gina Pane. Quelques réflexions pour une anthropologie des images de l’art corporel. Janig Bégoc Dans les années 1970, l’œuvre de Gina Pane a suscité des rejets. Sur un mode ironique et critique, les observateurs de l’époque ont rapidement assimilé les protagonistes de l’art corporel à deux séries de figures, les martyrs et les fous, en envisageant leurs gestes à l’aune d’un cadre tantôt religieux (« posture messianique ») tantôt pathologique et médical (« masochisme », « repli sur soi », « complaisance au morbide »). Découlant d’une interprétation littérale et d’un jugement moral porté sur leur « comportement », cette double imagerie tire son origine de la façon dont les critiques ont considéré l’usage de la blessure et du sang dans l’art corporel comme « une exaltation de la souffrance ». Lourde de conséquence, elle a conduit Gina Pane à élaborer un discours de justification, un système de défense, au sein duquel la blessure n’a eu de cesse d’être minimisée. « Je me blesse mais ne me mutile jamais » 1 a t-elle incessamment répété, en dénonçant le cadre pathologique dans lequel son œuvre était enfermée. Le sang érigé en tabou Afin de minimiser ses blessures, et d’éloigner son travail de ces champs religieux et pathologique, Gina Pane a particulièrement accentué quatre aspects de son travail. En premier lieu, elle a cherché à valoriser la dimension théorique de ses blessures. Celles-ci étaient réalisées avec une lame de rasoir et, de manière plus rare, avec des débris de verre. Or, comme pour en minimiser les effets, l’artiste a largement diffusé, dans les années 1970, une photographie intitulée Blessure théorique, sous-titrée au verso par une mention manuscrite : « Première blessure, février 1970 ». On y voit l’artiste réaliser trois gestes successifs avec une 1 Gina Pane, « La douleur », Les Revues parlées, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, n. p. 2 lame de rasoir : découper un papier, fendre un tissu, inciser un doigt. Dans ce document à valeur de manifeste, le geste de Gina Pane semble retenu et mesuré. Comme l’a souligné Anne Tronche, il s’agit d’« un geste réfléchi, préalablement déterminé pour répondre à une fonction clairement analysée par l’artiste » 2. Utilisant la lame comme un crayon, la blessure apparaît littéralement comme un outil de langage, comme un concept, et le sang y est singulièrement absent. Le deuxième aspect accentué par Gina Pane pour définir et justifier son travail est la fonction sociologique du sang, et la dimension politique de ses actes de blessure. Par exemple, les photographies de l’Escalade non anesthésiée (1971), au cours de laquelle elle gravit, pieds et mains nus, une échelle constituée de barreaux acérés, sont toujours accompagnées du texte suivant : « Escalade – Assaut d’une position au moyen d’échelles. Stratégie qui consiste à gravir les échelons. L’escalade américaine au Vietnam. Artistes – Les artistes aussi grimpent ». Gina Pane a par ailleurs régulièrement fait valoir la fonction ontologique de ses blessures, en considérant celles-ci comme un moyen de communication directe, un moyen de présentifier le réel et de dénoncer, par la souffrance réelle, l’anesthésie de la société. Enfin, l’artiste a souligné la façon dont le sang n’était qu’un élément parmi d’autres au sein de son langage corporel, de son « vocabulaire plastique », qui comportait d’autres éléments comme le feu et le lait, et qui s’articulait à des symboles et des archétypes tels que le jouet, le bateau ou la maison. Au sein de ce système de défense, le sang est donc devenu un tabou, un élément à évacuer du discours. Et ce tabou s’est transféré dans le discours des exégètes de l’artiste, qui prennent soin de toujours mentionner le caractère superficiel de ses blessures et leur place réduite dans les actions de l’artiste. S’agissant de la signification des blessures, les commentateurs reprennent également les notions formulées par Gina Pane dans ce contexte de rejets, en articulant la blessure aux problématiques du « corps social » et du « corps féminin ». Ce n’est que très récemment que, dans les discours sur l’art corporel, la question des usages du sang a fait son retour, notamment en 2008 dans le cadre de l’exposition Traces du sacré 3 qui permit d’amorcer un débat sur la place des notions de sacrifice, de sang ou encore de présence dans la performance et de montrer que l’expérience du sacré dans l’art n’a jamais exclu les expérimentations formelles. L’étude qui suit s’inscrit dans le prolongement de cette relecture de la place du sacré dans l’art contemporain. Elle cherche à envisager les usages du 2 Anne Tronche, Gina Pane. Actions, Paris, Fall, 1997, p. 78. 3 Traces du sacré (cat.), Paris, Centre Pompidou, 2008. 3 sang par les artistes de l’art corporel non seulement dans l’histoire des avant-gardes artistiques du XXe siècle, mais aussi à l’échelle de l’histoire de la représentation, à l’échelle anthropologique de l’histoire matérielle des images. L’art corporel comme survivance des images sacrées Pour comprendre le pouvoir d’attraction et de répulsion des images de Gina Pane, pour saisir l’origine de leur puissance expressive, on peut en effet décider de se prendre au jeu de cette imagerie des « martyrs et des fous », ne serait-ce qu’un instant. Tenter d’y croire, non pas de manière littérale mais en s’interrogeant sur les raisons qui ont pu conduire le public et les critiques à élaborer ces métaphores et, sans pour autant les cautionner, se saisir de ces stéréotypes pour remonter aux archétypes qui les fondent. L’art corporel – en tant que pratique gestuelle et visuelle, et discours sur le monde – s’inscrit dans la continuité de deux grandes histoires : celle des représentations de la pensée religieuse (et notamment la figuration des martyrs) et celle des représentations de la pensée médicale et psychiatrique (et notamment le champ de l’anatomie). Ces deux champs iconographiques que sont la peinture religieuse et l’anatomie se rencontrent autour d’une figure précise, celle de l’écorché et autour d’un processus précis, celui de l’ouverture du corps. Or que fait Gina Pane sinon s’écorcher et ouvrir son corps ? A la manière des célèbres écorchés que sont Barthélemy et Marsyas, l’ouverture de son corps et le dévoilement du caché en appellent à l’utopie du corps transparent et à la notion de connaissance. Notre hypothèse générale est que les gestes et les images que fabrique Gina Pane sont le symptôme d’une survivance de formes et d’images archétypiques qui puisent leur source dans un sentiment du sacré. Son usage du sang, en particulier, peut être considéré comme une variation profane de l’iconographie religieuse occidentale et, plus précisément, comme une radicalisation, à même son corps, des postures des martyrs. Les Partitions comme clé de lecture des actions Il est relativement aisé d’identifier dans les actions des configurations d’objets et de situations issues de cette iconographie, et notamment des formes symboliques (la croix), des objets liturgiques (reliquaires et autels), des épisodes de la vie du Christ (l’Ascension, la 4 Cène, la Transfiguration). Ces motifs n’apparaissent pas de manière littérale, ils ont la particularité de mettre en jeu des réseaux de signes hétérogènes. Ils reposent en réalité sur une double lecture de l’image dont le registre principal est d’ordre politique et social. Ces motifs issus d’un fonds commun religieux s’articulent à des questions d’actualité sociales ou politiques, qui constituent le socle du discours de l’artiste. Selon la lecture que l’on fait des gestes et des images de l’artiste, ils apparaissent ou disparaissent. Gina Pane n’a jamais directement évoqué cette relation, mais elle a toutefois donné quelques indices qui permettent d’en justifier l’hypothèse lorsqu’à partir de 1980, cessant de réaliser des actions, elle a entamé son travail de Partitions. Prenant la forme d’une installation, la Partition d’actions est un exercice de re-visitation des éléments formels et des enjeux de ses actions corporelles, que l’artiste réactualise synthétiquement en retranscrivant « positivement » les lieux et les espaces qui les accueillaient. Gina Pane donne forme à l’espace dans lequel son corps se mouvait alors, en inversant les empreintes, « en transférant sur la matière (verre, cuivre, bois) les expériences que son corps a vécues par le feu, le lait, la lame de rasoir » 4. Son corps disparaît, ou plutôt, l’œuvre se donne désormais comme une évocation du corps absent 5. Vers le milieu des années 1980, tout en conservant ces éléments autoréférentiels, les Partitions de Gina Pane changent d’objet et d’aspect. Elles se présentent soit comme des œuvres murales, dans lesquelles l’artiste traite de manière minimale la posture des corps et la charge symbolique des objets peints par les maîtres anciens, soit comme des structures métalliques en forme de sarcophages surélevés, à la surface desquels surgissent, gravés dans le cuivre ou le bronze, des empreintes de corps. Ces œuvres portent des titres évocateurs : La chair ressuscitée, La prière des pauvres et le corps des saints, Le martyre de Saint Sébastien d’après une posture de Memling ou encore François d'Assise trois fois aux blessures stigmatisé. Elles convoquent une réflexion sur l’iconographie mystique et religieuse dont Gina Pane a elle-même uploads/s3/ la-vraie-image-selon-gina-pane-quelques-reflexions-pour-une-anthropologie-des-images-de-l-x27-art-corporel.pdf

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