Laurent Jenny DU STYLE COMME PRATIQUE Littérature, n° 118, juin 2000. La notion
Laurent Jenny DU STYLE COMME PRATIQUE Littérature, n° 118, juin 2000. La notion de style, qui était devenue suspecte dans les années 70 avec la vogue du structuralisme, semble avoir retrouvé depuis quelques années un intérêt et une légitimité. Ce sursaut me paraît lié à la redescription du style en termes hérités de l’esthétique analytique américaine ainsi qu’à l’extension de la problématique à l’ensemble des arts. La réception tardive de l’oeuvre de Nelson Goodman en France, et de son chapitre de Langages de l’art, “ Le statut du style ”, a ainsi suscité des reformulations françaises de la notion de style chez Gérard Genette[i], Jean-Marie Schaeffer[ii], ou Bernard Vouilloux[iii] . Cependant l’interprétation de la théorie du style de Goodman a donné lieu à des versions quasiment contradictoires, allant d’un relativisme de la réception presque absolu chez Genette à une nouvelle rhétorisation du style en termes de “ choix de variantes ” chez Schaeffer (ou Vouilloux). Ce grand écart s’explique par les silences de Goodman sur certains aspects essentiels de la notion centrale d’“ exemplification ” qui lui sert à bâtir sa théorie. Chacun a complété ces silences à sa façon, ou les a ignorés, s’en servant parfois pour reconduire sous des habits neufs de vieilles approches du style. Tout en faisant mon profit de l’apport de Goodman, je voudrais montrer qu’il ne saurait conduire à une réduction rhétorique du style sans y perdre sa consistance. Les pratiques de l’individuel Avant d’y venir, j’aimerais aborder la notion de style par une réflexion volontairement large et englobante sur des pratiques qui excèdent le style artistique mais sur fond desquelles ce dernier prend sens. Il me semble en effet qu’on peut situer le style parmi un ensemble plus vaste de pratiques, pratiques vitales tout autant que productrices, et qui toutes ont pour objet “ l’individuel ”. Dans cette notion vague de “ pratiques de l’individuel ”, je rangerai, répondant aux suggestions de divers auteurs : l’ “ individuation ”, la “ distinction ” et la “ stylisation ”. Certaines de ces pratiques sont susceptibles d’une version “ transitive ”, où elles portent sur un objet extérieur, et d’une version “ réfléchie ” où l’agent se prend lui-même pour objet de sa pratique. Je les traiterai d’abord indifféremment dans l’une ou l’autre de ces versions. Lorsque j’affirme, par certains actes, que je suis détenteur d’une sphère “ privée” dont les contours doivent être respectés, et au sein de laquelle aucun autre n’a le droit de faire intrusion sans mon autorisation, je fais acte d’“ individuation” . C’est ce que me semble viser Pierre Pachet, dans son livre Un à un, lorsqu’il écrit[iv] : L’individu s’affirme le plus, et sous sa forme la plus abstraite, là où le signe de son affirmation est le plus stéréotypé. Pourquoi? Ce que l’individu affirme là n’est pas la richesse de sa vie psychologique, son inventivité, ses ressources; c’est sa pure indépendance, le pouvoir nu de dire oui ou non, de désirer ou de repousser.. Il s’agit donc de revendiquer une forme d’ipséité vide par des gestes aussi communs qu’allumer une cigarette, fermer une porte pour s’isoler ou décider d’appeler quelqu’un sur son téléphone portable. Par ces gestes, je (me) rappelle que je ne me confonds pas avec une collectivité qui régirait mon existence, que la gratuité de mes choix m’appartient et que je possède un espace propre qui m’est dû en tant que je suis un individu et non pas une chose ou un animal. Ce territoire n’a pas à justifier sa valeur aux yeux d’autrui, ni son originalité. Il suffit qu’il soit posé comme mien. Et, comme le remarque Pachet, il y a souvent là une conquête sur des formes sociales et culturelles où cet espace individuel n’est ni possible ni reconnu. Négativement, des situations extrêmes comme la privation de liberté, l’humiliation sociale, peuvent me faire éprouver que je suis nié en tant qu’ “ individu ”, quel qu’il soit, (en deçà même de ce qui fait mon statut social ou ma personnalité). L’ “ individuation ”, prise dans ce sens, ne se conçoit guère que sur le mode “ réfléchi ”. Et on ne la confondra pas avec le sens “ transitif ” de l’ “ individuation ”, qui, philosophiquement, désigne l’identification d’un objet comme identique à lui- même.[v] C’est une toute autre “ pratique de l’ individuel ” que décrit Bourdieu dans son livre La Distinction.[vi] Se “ distinguer ”, ce n’est plus mettre l’accent sur son ipséité, c’est au contraire “ prendre position ”, par un ensemble d’habitudes de consommations, de choix de modes, ou les préférences esthétiques. Ces choix ont d’emblée une portée significative. Ils sont “ autant d’occasions d’éprouver ou d’affirmer la position occupée dans l’espace social comme rang à tenir ou distance à maintenir ”. Se “ distinguer ”, c’est donc se rattacher à des groupes sociaux et s’opposer à d’autres. C’est afficher des connivences et des refus. C’est jouer pleinement du clavier des valeurs disponibles dans un état social donné. Et c’est participer activement à la définition de sa propre place. La pratique réfléchie de la “ distinction ” s’accompagne corrolairement de la “ distinction ” transitive d’autrui : je me situe d’autant mieux à une place donnée que je déchiffre celle d’autrui et m’en distancie. La “ distinction ” suppose donc l’existence préalable d’un système de positions et de valeurs au sein duquel il s’agit de s’inscrire. La “ distinction ” peut porter aussi bien sur des pratiques vitales que sur des artefacts, chargés de valeur significative. On peut donc déchiffrer, du point de vue de la “ distinction ”, les caractères propres d’un objet esthétique, pour autant que ces caractères entrent dans un paradigme de valeurs collectivement prédéfinies. Cependant, l’ensemble des valeurs sociales que j’exhibe pour me “ distinguer ” ne se confond pas avec la présentation de mon “ individualité ” (même si elle peut en faire partie). Pour mieux le faire comprendre, j’aurai recours à un exemple d’ “ individualisation ”, au sens transitif du terme. Lorsque le narrateur de la Recherche se demande “ qui ”, au fond, est Albertine, il ne se pose pas un problème d’identification - une fois qu’il l’a eu clairement repérée au sein de la “ petite bande ” -, ni évidemment un problème de caractérisation sociale - , à partir de son langage, de ses habitudes vestimentaires ou d’informations sur le milieu des Bontemps. Il se demande quel principe individuel explique l’ensemble de ses conduites et à quelle cohérence de désir répond son attitude (par exemple la débauche ou le lesbianisme). L’individualisation ainsi comprise, c’est la saisie d’une convergences de différenciations[vii]. Bien entendu, il se peut que cette convergence soit complexe (par exemple qu’Albertine aime à la fois Marcel et les femmes). Elle ne lui en apparaîtra pas moins régie par un principe totalisant, aussi ouvert et transformable qu’il soit. “ Individualiser ” Albertine, ce sera donc saisir son style d’être et éventuellement de devenir. Distinguer un individu, c’est le saisir comme l’addition d’un ensemble de caractéristiques externes, l’individualiser c’est le comprendre comme une dynamique interne de différenciations en acte qui relève du style. L’opposition entre les points de vue est aussi celle du statique (les caractéristiques sont pré-définies) et du dynamique (les différenciations sont ouvertes et “ plastiques ” même si elles peuvent toujours devenir à leur tour des caractères). Lorsqu’un individu prend en charge cette individualisation comme tâche à accomplir (et non plus seulement comme analyse à mener) sur un objet ou sur soi-même, on parlera de “ stylisation ”, et , avec Richard Schusterman, d’“ autostylisation ” [viii]. Dans les dernières pages de La transfiguration du banal, Arthur Danto semble le mettre en doute en définissant le style comme “ la physionomie externe d’un système de représentation interne ”. De cette définition, il tire la conséquence que, en tant que ce système de représentation serait “ interne ”, il serait inaccessible à celui qui en est le sujet : “ les aspects extérieurs de ses représentations ne sont en général pas accessibles à l’homme à qui elles appartiennent : il voit le monde à travers ses représentations sans les voir , elles ”[ix]. Il me semble qu’il existe de nombreux exemples du contraire. Mais il est vrai que cette visibilité n’est pas donnée. Elle est le fruit d’une pratique. C’est par exemple ce à quoi invite Nietzsche dans le fragment 290 du Gai savoir lorsqu’il écrit : Donner du style à son caractère- voilà un art grand et rare! Celui-là l’exerce qui embrasse tout ce que sa nature offre de forces et de faiblesses, et qui sait ensuite si bien l’intégrer à un plan artistique que chaque élément apparaisse comme un morceau d’art et de raison et que même la faiblesse ait la vertu de charmer le regard.[x] Nietzsche décrit donc un ressaisissement endogène du moi, et non pas une détermination exogène (comme dans les choix de mode). Pour le sujet qui s’“ autostylise ”, il s’agit, sans rien excepter de ses propres goûts ou tendances, uploads/s3/ laurent-jenny-du-style-comme-pratique.pdf
Documents similaires










-
36
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 27, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1233MB