Volume ! La revue des musiques populaires 9 : 2 | 2012 Contre-cultures n°2 La C
Volume ! La revue des musiques populaires 9 : 2 | 2012 Contre-cultures n°2 La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative Christophe Den Tandt Édition électronique URL : http://volume.revues.org/3247 DOI : 10.4000/volume.3247 ISSN : 1950-568X Éditeur Association Mélanie Seteun Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2012 Pagination : 15-30 ISBN : 978-2-913169-33-3 ISSN : 1634-5495 Référence électronique Christophe Den Tandt, « La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative », Volume ! [En ligne], 9 : 2 | 2012, mis en ligne le 15 mai 2015, consulté le 06 février 2017. URL : http://volume.revues.org/3247 ; DOI : 10.4000/volume.3247 L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 15 Volume ! n° 9-2 Résumé : Cet article analyse la musique rock comme une pratique visant une transfguration utopienne du quotidien. Invoquant les réfexions de Fredric Jameson et Ihab Hassan sur le (post)modernisme, l’argument situe la musique rock parmi les mouvements de la modernité qui cherchent à contrer l’aliénation et la réifcation. À partir de cette prémisse, l’article évalue l’impact que le rock a exercé sur les pratiques culturelles et sociales – un impact qui par défnition ne peut remplir les promesses du projet initial. Cette approche révèle que la dynamique utopienne du rock a eu comme conséquence rési- duelle le développement de ce que Pierre Bourdieu appelle un champ de production restreinte : musiciens, fans et journal- istes ont défni les pratiques permettant de tracer un périmètre d’autonomie artistique séparant le rock de domaines com- merciaux de la culture de masse. Ensuite, l’article s’intéresse à un aspect spécifque du processus qui mène de l’utopie à sa concrétisation sociale : il décrit le rôle joué par le rock dans la représentation de formes de travail qui échappent à l’aliénation de la vie professionnelle. Dans cette optique, le rock a ofert une représentation valorisée du travail musical qui permet une critique des rôles imposés par le marché capitaliste. Mots-clés : Musique rock – modernisme – contre-culture – sociologie du champ culturel – représentation du travail musical Abstract : Tis essay analyzes rock music’s countercultural status from the perspective of musicians’ and fans’ aspirations to a utopian transfguration of everyday life. Relying on Fredric Jameson’s and Ihab Hassan’s refections on (post)modernism, the present argument locates rock among the movements within modern culture seeking to counter alienation and reif- cation. On this basis, the article investigates how aspirations to utopian transfguration may empower rock to develop a full- fedged alternative to dominant culture. Taking into account the difculties involved in using counterculture as a socio-his- torical keyword, this argument acknowledges that rock cannot fulfll its utopian promise. Yet the music makes possible the development of what Pierre Bourdieu calls a feld of restricted production: musicians, fans, and journalists defne codes and practices tracing out a perimeter of autonomy diferentiating rock from commercial mass culture. Tis social space may in specifc contexts serve as hub for a counterhegemonic coalition aiming to redraw the social feld according to goals broader than those pursued by fragmented subcultures. Keywords : Rock music – modernism – counterculture – sociology of the cultural feld – representation of musical labor par Christophe Den Tandt Université libre de Bruxelles La culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative 16 Volume ! n° 9-2 Christophe Den Tandt L’approche académique du rock se heurte à un par- adoxe : une musique qui tire son authenticité de la rébellion s’accommode mal d’un regard univer- sitaire (Glass, 1992 : 94-98). Dans Te Blackboard Jungle, un flm qui assura la promotion de « Rock around the Clock » de Bill Haley and the Comets, des élèves rebelles fracassent les disques de jazz d’un professeur qui tente maladroitement de rencontrer leurs intérêts (contre)-culturels. De même, le rock a par la suite produit ce que l’on pourrait appeler des hymnes anti-scolaires – « School Days » de Chuck Berry ou « School’s Out » d’Alice Cooper. De telles œuvres disqualifent d’avance les commentateurs qui revendiquent une distance critique par rapport à la musique et un appareil théorique externe à celle- ci. Une critique académique consacrée au rock s’est pourtant développée depuis les années 1970, parti- culièrement dans les pays anglophones. Cependant, comparé à ce qui s’écrit par exemple dans le domaine du cinéma, elle reste souvent dans un état d’hésitation méthodologique : il n’y a consensus ni sur la vocation esthétique, ni sur le rôle social des pratiques étudiées. La question du statut artistique du rock reste l’objet d’un débat interne. Pendant une période limitée de son histoire, de la fn des années 1960 au début des années 1970, les musi- ciens ont fait valoir des revendications d’excellence esthétique, jetant les bases d’une culture du profes- sionnalisme musical. De nombreux fans, musiciens ou commentateurs académiques ont cependant privilégié l’option inverse, réorientant le rock vers une esthétique du non-art et du divertissement brut (Shumway, 1990 : 122). Il est donc malaisé de bâtir dans ce domaine un discours critique qui tirerait sa légitimité de l’analyse des techniques de production artistique. Des incertitudes semblables subsistent au sujet de l’impact social de la musique. Si le rock semble se défnir par la revendication d’une attitude rebelle, la nature de cette rébellion et sa fonction sociétale sont difciles à circonscrire. Le rock a certes joué un rôle de catalyseur pour des développements politiques et sociaux favorisant une dynamique d’émancipation : l’opposition à la guerre du Vietnam, la modifcation des comportements sexuels ou la lutte contre la ségré- gation (Pratt, 1990 : 1-3). Il y a cependant, d’impor- tants contre-exemples: des critiques féministes ont fait remarquer que l’émancipation favorisée par le rock sert les besoins d’un public majoritairement mas- culin. Angela McRobbie et Jenny Garber suggèrent que la frontière entre rock et pop trace une distinc- tion genrée dont le pôle masculin est privilégié par le public et la critique (1976 : 220). Simon Reynolds et Joy Press soulignent la misogynie des textes de rock (1995 : xiii-xvii), une caractéristique qui, comme l’indique Sheila Whiteley, s’exprime également dans la symbolique phallique des instruments (1997 : xix). Au-delà du sexisme, le rock a aussi alimenté des sous-cultures d’extrême droite (la composante raciste du Oi ! et du mouvement skinhead) ; comme le montre Michael Moore dans Fahrenheit 9/11, il peut aussi servir de bande son à des opérations mil- itaires (Moore, 2004). Ces contradictions posent problème à la critique académique – en particulier à la tradition néo-marxiste qui s’est penchée en pre- mier lieu sur ce mode d’expression. Ces chercheurs – Simon Frith (1978 ; 1981), Dick Hebdige (1979), Angela McRobbie (2000), Lawrence Grossberg (1984, 1992), Andrew Goodwin (1993) – espé- La culture rock entre utopie moderniste et construction alternative... 17 Volume ! n° 9-2 raient que le rock joue un rôle équivalent aux luttes prolétariennes : il devait s’inscrire parmi les modes d’expression pratiquant, pour paraphraser le titre d’un recueil célèbre du Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, la « résistance par les rituels 1 » (Hall, 1976). Si cet espoir est déçu, la musique se réduit à un domaine de la culture de masse capitaliste sans distinction particulière – un canal de propagande destinée à la jeunesse. Le rock se prêterait alors aux critiques acerbes que Teodor Adorno, la fgure de proue de l’École de Francfort, réservait à ce qu’il appelait péjorativement le « jazz » (Adorno, 1994 : 206). L’argument développé ici ne peut se laisser brider par cet anti-intellectualisme, mais il doit cependant tenter d’en comprendre la logique. Il faut déter- miner comment des pratiques qui rejettent toute appropriation sociale et esthétique peuvent faire sens. Les gestes anti-théoriques du rock, aussi insis- tants soient-ils, ne peuvent s’empêcher de contri- buer à la construction d’une signifcation sociale. C’est ce mouvement de balancier entre une atti- tude qui rejette l’inscription dans des structures sociales et la volonté de construire un champ de pratiques alternatives qui est l’objet du présent article : il faut réfléchir au processus par lequel les gestes centrifuges du rock parviennent à lais- ser des traces dans le champ culturel – des résidus qui prennent la forme non seulement d’œuvres, mais aussi de pratiques, de lieux et d’institutions spécifques. Le corpus sur lequel portent les pré- sentes réfexions va des années 1950 au milieu des 1. Les citations en langue anglaise ont été traduites par l’auteur. années 1980, englobant le rock ’n’ roll primitif et ses racines tirées du rhythm ’n’ blues, le rock dit classique (musique psychédélique et post-psyché- délique), le punk et le post-punk. La transcendance du quotidien : le discours utopien de la musique rock Le concept permettant d’accomplir ce travail d’équilibriste est celui d’utopie telle que la défnis- sent certains théoriciens du (post)modernisme (Fredric Jameson, Ihab Hassan), c’est-à-dire dans le sens d’un désir de transcendance du quotidien. Je pars du présupposé que, dans le domaine du rock, le refus de toute forme de récupération (sociale, académique et même artistique) exprime l’aspi- ration de dépasser une condition vécue comme aliénée, et donc d’ouvrir une perspective littérale- ment utopienne. Cette uploads/s3/ den-tandt-la-culture-rock-entre-utopie-moderniste-et-construction-d-x27-une-industrie-alternative 1 .pdf
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- Publié le Apv 04, 2022
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