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1 La musique a-t-elle une couleur ? Retour sur l’exposition Great Black Music Sara LE MENESTREL Peut-on parler des musiques noires sans céder aux sirènes de l’essentialisme ? La Cité de la Musique propose en ce moment un parcours d’une richesse époustouflante à travers un siècle d’histoire musicale, sans offrir de réponse très claire à une question qu’elle pose pourtant avec force. L’exposition « Great Black Music » coproduite par la Cité de la Musique et le magazine Mondomix, et ouverte jusqu’au 24 août, est d’une telle ampleur que l’on en sort presque étourdi. Muni d’un audioguide qui ouvre la voie à une quantité vertigineuse de documents sonores et audio-visuels mettant à l’honneur la diversité des héritages musicaux des Amériques et de l’Afrique, le visiteur peut facilement déambuler trois bonnes heures durant. Une muséographie inventive et une technologie multimédia de pointe pendant et même après l’exposition (possibilité d’enregistrer ses favoris sur place, accessibles ensuite via le site de l’exposition) offre au visiteur toute latitude pour étancher sa soif de découverte. Une ambition encyclopédique La première salle nous présente vingt-et-une « légendes des musiques noires », figures charismatiques qui « participent aujourd’hui à l’imaginaire des sociétés américaines, européennes et africaines ». Autant de petites bornes verticales présentés sur le site comme des « totems » retracent leur carrière par de courtes séquences mêlant images d’archives, extraits sonores et extraits vidéos. De Fela Kuti et Youssou N’Dour à Miriam Makeba et Franco en passant par Duke Ellington, Nina Simone, Ray Charles, Miles Davis, Elvis Presley, Jimmy Hendrix, Michael Jackson, mais aussi Gilberto Gil, Kassav, Bob Marley et Celia Cruz, l’accent est bien souvent mis sur la dimension contestataire, audacieuse et novatrice de ces musiques. Du couloir qui nous conduit vers la deuxième salle émane une voix masculine murmurée : « Les morts ne sont pas des morts…Ils sont dans la forêt… c’est le souffle des ancêtres… ». Ainsi est introduite « Mama Africa », la perception de l’Afrique comme lieu mythique, « terre mère » « où selon une croyance qui était répandue chez les esclaves du Nouveau Monde, les âmes reviennent après la mort ». Une représentation que les commissaires de l’exposition souhaitent tempérer en plaçant le continent africain sous le sceau de la modernité et en insistant sur les circulations et les influences multiples entre l’Afrique et les Amériques, tout en introduisant la notion de diaspora africaine. En forme d’hexagone, la salle présente cinq murs de projections vidéos où les musiques africaines sont déclinées selon une logique géographique : Afrique Australe, Afrique de l’Est, Afrique 2 Centrale, Afrique de l’Ouest, Afrique du Nord. Pour chaque région, plusieurs documentaires d’une dizaine de minutes chacun illustrent l’extrême diversité des héritages musicaux du continent africain. Ainsi, pour l’Afrique Centrale par exemple, on peut visionner Manu Dibango qui interprète sur scène « Soul Makossa », puis le film « Bassé ! Voix du bois et de l’eau » qui aborde la place de la harpe en Centrafrique, de la sanza (piano à pouces) (http://collections.quaibranly.fr/pod16/#217f5598-b7f8-4829-b9c4-8834ad93b361), et la « magie » des pratiques polyphoniques des Pygmées et des Ekonda. En forme de rotonde, la troisième salle « Rythmes et danses sacrées », incite le visiteur à s’immerger dans le champ religieux comme « premier espace de recréation de soi (pour les esclaves du Nouveau Monde) et d’expression artistique dans les Amériques noires ». On est alors invité à souffler sur des bougies virtuelles pour que les esprits surgissent. Le visiteur est enveloppé par des images et sonorités de cérémonies contemporaines vaudou, santeria, candomblé, sérvis kabaré et gospel. Le « Fil historique » déroule le long d’un grand couloir une chronologie « de l’émergence d’une conscience panafricaine qui s’est souvent dite en musique ». Cette chronologie mondiale met en regard événements historiques, mythiques, et œuvres musicales. Elle démarre en 2500 avant J.-C., avec l’édification de la pyramide de Kheops à Gizeh en Égypte et les pharaons noirs, et s’achève en 2011 avec le Printemps arabe, mis en parallèle avec le morceau « Changes » du rappeur Common en soulignant les liens entre le rap et des événements politiques plus larges. L’exposition se poursuit au sous-sol avec « Les Amérique noires », dont les musiques « ont fini par incarner tout ce que l’Amérique avait réellement produit de neuf et d’original (…). Elles ont légué au monde la force créatrice de la créolisation ». La section commence par une série de photos de Lewis Watts sur La Nouvelle Orléans et ses traditions musicales « noires ». En face, la section « Juke Box » permet aux visiteurs d’écouter à loisir une sélection d’instruments africains (xylophone Balà, kora, etc…) et de « musiques traditionnelles et urbaines » (Afro-Beat, highlife, rumba congolaise, tsapiky, etc…). Une salle relie les styles musicaux des Amériques noires entre eux par l’entremise d’un système de tuyaux enchevêtrés. On peut ainsi visionner de courts documentaires ou concerts : « l’aventure du blues et du jazz », « rythm’n’blues, soul, funk » ; « de la samba à la salsa. Les Amériques latines noires » etc. La dernière salle, « Global Mix », est consacrée au renouvellement de la conscience panafricaine, des « vocodeurs du dancehall jamaïcain au reggaeton hispanophone » en passant par le hip hop, porteurs parmi d’autres du « son noir contemporain ». L’exposition s’achève en proposant trois cabines de danses, hip hop, salsa et disco, dans lesquelles on peut faire l’apprentissage par écran interposé des pas de bases de ces danses, pour pouvoir ensuite danser avec l’instructeur et visionner sa performance à l’extérieur de la cabine. Une borne permet également de mixer un morceau de hip hop avec un morceau original samplé. Le succès de ces dispositifs est indéniable : les adolescents s’en donnent à cœur joie. Musique noire, une invention des années folles Mais au terme de ce parcours, et au regard des textes et documents qui le jalonnent, nombres d’interrogations émergent sur la démarche adoptée. Le choix d’intituler l’exposition « Great Black Music », une notion forgée en 1967 par le trompettiste américain Lester Bowie avec ses compagnons de l’Art Ensemble de Chicago, place d’emblée l’exposition dans le contexte du mouvement des droits civiques, du Black Power et de l’essor du nationalisme 3 noir. Le parti pris des commissaires de l’exposition, Marc Benaïche, fondateur de Mondomix, et Emmanuel Parent, anthropologue, est clairement énoncé dans le catalogue de l’exposition : démontrer l’apport et la diversité des musiques de la diaspora africaine dans le monde. « Par son histoire propre et par l’impact qu’elle a eu sur le paysage sonore des XXe et XXIe siècles, la Great Black Music est noire, et universelle, » conclut E. Parent dans son introduction. On s’interroge d’emblée sur ce souci de validation : la revendication d’une légitimé artistique afro-américaine telle qu’elle s’exprimait dans les années 1960 est-elle transposable dans le contexte actuel où l’héritage musical africain est auréolé de prestige, aux États-Unis et plus largement sur le marché des musiques du monde ? L’expression Great Black Music telle que forgée dans les années 1960, nous rappelle E. Parent, visait à « sortir des définitions de genre qui enferment trop souvent les créations musicales dans des catégories commerciales ». Pourtant, parler de « musiques noires » relève bel et bien d’une logique de classification nourrie par l’industrie du disque. Aux États-Unis, la distinction entre les labels race music et hillbilly music est introduite dans les années 1920, encouragée par la vague de migration massive vers les zones urbaines après la Première Guerre Mondiale, qui incite les compagnies de disques à promouvoir la musique du Sud auprès des migrants en ciblant des audiences définies selon des critères « raciaux ». La publication de catalogues séparés suggéra dès lors une correspondance entre l’identification du consommateur et le goût musical. De la difficulté d’échapper à l’essentialisme Les commissaires de l’exposition défendent néanmoins l’appellation « musiques noires », insistant sur leur souhait de transcender les frontières nationales, ethniques, et raciales et leur volonté (particulièrement insistante dans le catalogue) de se démarquer d’une démarche essentialiste « qui permettrait à nouveau de dessiner des frontières entre ce qui en est et ce qui n’en est pas » (p. 29). Mais peut-on vraiment endosser l’appellation « musiques noires » sans établir de frontières avec d’autres musiques, dites blanches, et donc sans perpétuer le lien entre une identité « raciale » et/ou « ethnique » et une sonorité spécifique ? De la démonstration de l’apport de ces musiques à leur esthétisation, il n’y a qu’un pas que certains qualificatifs récurrents laissent transparaitre au fil de l’exposition, et que le catalogue exprime explicitement : « La musique noire est bien née dans l’espace colonial de la plantation. Mais ce qui compte ensuite, c’est de comprendre comment les musiciens noirs ont réussi à créer les plus belles musiques dans ce contexte, et comment celles-ci ont essaimé à travers le monde » (p. 26). Le plus frappant est sans doute l’assise musicologique qui est conférée aux « musiques noires ». L’apport fondamental du musicologue Philip Tagg dans la déconstruction uploads/s3/ le-menestrel-2014-couleur-musique.pdf
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- Publié le Sep 18, 2021
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