/ / / / / / Van Gogh, notre contemporain/ Michel Haar Bien au-delà de l'actuali

/ / / / / / Van Gogh, notre contemporain/ Michel Haar Bien au-delà de l'actualité « médiatique » du Centenaire, l'esprit du temps a suprêmement reconnu et consacré Van Gogh. Il est devenu aux yeux du très grand nombre l'artiste par excellence, avec la connotation sacra-sainte de magie et de malheur qui depuis le romantisme s'attache à ce nom ou à cette fonction. L'étonnant, ce n'est pas qu'un tel culte se célèbre, avec les moyens et dans le style de l'époque: par des cotations vertigineuses sur le marché mondial de l'art, par l'édification d'un nouveau musée-temple ultra-moderne l , par une marée de publications (où l'on trouve pêle-mêle de splendides monographies, des études psychiatriques et des biographies romancées), par des films et des festivals (jusqu'à Auvers-sur-Oise), des feuilletons de télévision, et même des T-shirts et des cartes d'appel téléphonique, qui reproduisent en couleurs criardes tel ou tel auto-portrait ou tableau fameux. Ce qui devrait nous étonner, ce n'est pas cette frénésie de célébration où l'on vénère sans doute sans le savoir l'une des dernières apparitions d'un sacré qui partout se retire. L'étonnant, c'est bien plutôt que notre époque ait élevé à cette gloire, voué à cette apothéose, un peintre dont les thèmes figuratifs, en dehors de portraits peu datés, se rapportent presque exclusivement à la nature ou à une existence paysanne quasi immémoriale. Contrairement à Turner (presque un siècle auparavant) et à Monet, Van Gogh n'a pas peint de locomotives, ni de gares. Il n'a pas puisé ses motifs dans la civilisation industrielle naissante. D'où vient donc la fascination puissante que sa peinture exerce aujourd'hui? A quoi tient la résonance qu'elle éveille à un siècle de distance? Ce que chacun sait, ou croit savoir, de la biographie quasi légendaire de celui qui n'a jamais signé ses toiles que du nom de Vincent, y entre sans doute, qu'on le veuille ou non, pour une large part: ses débuts d'évangéliste et de pasteur temporaire auprès de paysans et de mineurs dont il partage la pauvreté; ses amours malheureuses; son amitié avec Gauguin qui se termine par une violente rupture et l'épisode de l'auto-mutilation (l'oreille coupée), les grandes étapes de sa « car- rière » brève et ignorée du public: la Hollande, Paris, la Provence, Auvers; ses internements en asile psychiatrique à Arles et à Saint-Rémy de Provence; son suicide en pleins champs, à 37 ans. Que Van Gogh ait, dans les dix dernières années de sa vie, tout sacrifié à l'unique activité de peindre, qu'il ait donné à ce sacrifice une portée sublime (<< peindre, écrit-il, frise l'infini ») qu'il ait souffert, à cause même de sa vocation, l'exil, l'exclusion, la solitude, la maladie, l'extrême détresse, et qu'il soit ainsi à strictement parler un martyr de l'art, cela n'est pas un mythe. Ce qui relève de mythes post-romantiques, celui de l'« artiste maudit » ou du « génie halluciné » , c'est l'idée qu'il faut que l'artiste souffre un tel martyre et qu'il doit 1. Le nouveau Rijksmuseum inauguré en 1990 à Amsterdam. / / / / 171 La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991 172 être supplicié par les forces toutes puissantes qui le traversent. Ou encore l'idée que son œuvre lui a été directement inspirée, dictée par sa « schizophrénie », ou bien ne peut être expliquée ou comprise qu'à partir de cette dissociation progressive de sa personnalité. En effet la « part de la folie » n'est pas aussi aisément déterminable. Car d'un bout à l'autre, la correspondance témoigne d'une vraie sagesse, d'un jugement solide, d'une riche culture tant littéraire qu'artistique, et en outre une faculté d'auto-analyse extraordinairement équilibrée et lucide tant vis-à-vis des péripéties de son existence et de sa maladie, que, pas après pas, de l'évolution de sa démarche picturale. Ses lettres montrent clairement que la vocation pour l'art a peu à peu remplacé, ou plutôt donné un sens nouveau à sa première vocation pour Dieu. Mais Van Gogh quand il peint ne délire pas. Il a élaboré, énoncé et accompli son projet de peintre, et ce en répondant à une question précise proche de la question de Cézanne: Comment faire pour conserver l'acquis de l'impression- nisme, pour garder la richesse de la couleur et de la lumière, et cependant parvenir à des formes qui aient la solidité, la densité, la force, la netteté, la délimitation, que les maîtres les plus admirés de lui (Rembrandt, Millet) avaient pensé tirer de « l'imitation de la nature » ? Cette question, on le verra, n'est pas seulement une question de « technique ». Car bien qu'il ait traversé des crises de démence, nous savons qu'il n'a pas peint sous l'emprise du délire, et aucun de ses tableaux ne suggère de vision hallucinatoire. L'œuvre, surtout dans l'accélération prodigieuse des dernières années - 414 toiles peintes entre février 1888 et juillet 1890, soit presqu'autant que dans toutes les périodes précédentes (elle compte 879 tableaux au total)2 - s'est construite plutôt comme une cure, comme un provisoire rétablissement de la santé après des épisodes délirants. Chaque fois que Van Gogh se ressaisit au sortir d'un tel épisode, par exemple celui d'Arles, il commence par peindre un auto-portrait, (celui à l'oreille bandée), par lequel il assume ce passé, rentre en possession de lui- même et de son art (cf. L'homme à la pipe, T.P. 628). De même Le Jardin de la maison de santé à Arles (T.P. 645) peint en avril 1889, peu après son ré internement à Arles : tout y reflète le calme, les lignes d'une régularité presque géométrique du jardin et du bâtiment, avec une perspective classique dans l'espacement des colonnes et des arches, les personnages tranquillement occupés à regarder ou à bavarder, le bassin avec ses poissons rouges ... Faut-il admettre que l'augmentation du dynamisme du trait, le caractère convulsif, enfiévré des paysages dans les périodes de Saint-Rémy et d'Auvers, aussi bien que dans l'ensemble, l'épaississe- ment des touches, leur caractère agité, soient dus simplement à l'aggravation de la maladie? C'est l'interprétation que défend J aspers3, lecture qui, tout en étant psychiatrique, a le mérite de porter, au moins partiellement, sur des éléments spécifiquement picturaux, alors que la psychiatrie lourde de Charles Mauron4 perd de vue les tableaux, et s'enferme dans le dédale du seul roman familial et dans la complexité de ce qu'il appelle la « symbiose » entre Vincent et son frère Théo. La fragilité de l'interprétation de Jaspers vient de ce qu'elle projette un jugement de valeur formulé du point de vue d'une bonne santé moyenne, normale, sur le développement de l'œuvre: il soutient que le progrès de la schizophrénie s'accompagne chez Van Gogh d'une perte progressive de maîtrise et de puissance de synthèse. Il croit à un « appauvrissement » des capacités de l'artiste en 1889- 1890. Il écrit: « Des impulsions violentes et élémentaires, qui ne sont plus riches de valeur créatrice, n'ont plus qu'un effet de monotonie. La terre, les montagnes ne 2. A défaut du seul Catalogue qui fasse autorité, celui de Jacob de la Faille (1928, 1939, 1970), difficile à consulter, nous renvoyons au Catalogue donné par P. Lecaldano dans Tout l'œuvre peint de Van Gogh, 2 voL, Flammarion, 1971 (sigle T.P.), qui est suivi d'une T able de concordance. Nous renverrons parfois pour des toiles non reproduites dans ces deux volumes, au récent Catalogue de l'Exposition du Centenaire (C.E.C.) en deux volumes: vol. 1. Peintures, Amsterdam, vol. II, Dessins du Musée Krôller-Müller, Otterlo, Fonds Mercator de la Banque Paribas, Anvers, éd. française Albin Michel, Paris, 1990 (ci-dessous C.E.C. 1 ou II). 3. K. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, traduit par Hélène Naef, éd. de Minuit, 1953. 4. C. Mauron, Van Gogh, « Etudes psychocritiques » , Corti, 1976, rééd. 1990. La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991 sont plus faites que d'une masse envahissante, d'un magma ... On voit des quantités de traits, sans vie différenciée, un chaos de lignes sans autre caractère que celui de l'agitation »5. Toute construction, dit-il, disparaît. Il ne reste plus qu'« un barbouillage sans forme »6. Peut-on appliquer ce jugement à La route au cyprès (T.P. 788), de mai 1890, aux derniers paysages ou aux portraits du docteur Gachet, ou à L'église d'Auvers, également de 1890? Les formes, en dépit de leur serpentement, de leur torsion ou de leur élan fiévreux ne sont nullement méconnaissables. Elles sont parfaitement organisées. Le grand art, dit Nietzsche, est celui qui est capable de « voir le chaos », et dans une certaine mesure, comme dans la tragédie grecque de le laisser paraître, tout en lui imposant une loi, un ordre. Aucun tableau de Van Gogh n'est dépourvu d'une composition et d'une symbolique affective des couleurs, que nous aurons à analyser. Jaspers reconnaît qu'en dehors de ses crises, l'artiste est lucide, comme en témoignent les lettres. Pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi dans sa création, en dépit de la proximité du gouffre? Pourtant le refus d'admettre toute espèce de « maladie uploads/s3/ michel-haar-van-gogh-notre-contemporain 1 .pdf

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