Pour Nicky et Jean-Claude Fasquelle Pour Hind, in memoriam, 1947-2016 “Les roma

Pour Nicky et Jean-Claude Fasquelle Pour Hind, in memoriam, 1947-2016 “Les romans naissent des manquements de l’Histoire.” NOVALIS, Les Fragments PREMIER CARNET Brouillards “So foul a sky clears not without a storm .” SHAKESPEARE, King John. 1 Mardi 9 novembre Ma lampe de deux cents watts a tremblé au plafond comme un chétif cierge d’église, et elle s’est éteinte. J’ai retenu mon souffle. J’étais en train de tracer à l’encre de Chine le trait ultime d’un dessin, ma main s’est immobilisée. Puis elle s’est élevée lentement à la verticale pour éviter de tacher. Dehors, c’était la tempête annoncée. La chose n’est pas rare en cette saison, au voisinage de l’Atlantique. Pluies, rafales, éclairs. Et, en bruitage de fond, le tonnerre. Qui, d’un grondement à l’autre, bougonne encore. Au début, je n’étais pas inquiet. Je n’étais même pas irrité. Ma journée, de toute manière, allait s’achever. Il devait être dix-neuf heures trente, ou un peu au-delà. Mon dessin était fait. Un dernier coup d’œil, demain matin, quelques retouches, ma signature, et je l’expédierais. J’ai retrouvé à tâtons le capuchon du stylo, que j’ai refermé de peur que la pointe ne se dessèche. Puis, à tâtons encore, d’un geste qui m’est familier, j’ai tendu la main vers ma radio, en bout de table. Elle est toujours réglée sur la même station, Atlantic Wave, qui émet sur longues ondes à partir des Cornouailles. Ses choix musicaux me déçoivent rarement, et à chaque heure elle diffuse un bulletin d’information que je qualifierai de fiable, vu qu’il s’intéresse à tout ce qui affecte notre planète, pas seulement aux exploits de l’équipe de rugby de Bournemouth. C’est exactement de cela que j’avais besoin en cette fin de journée. Une musique amie pour me tenir compagnie dans l’obscurité forcée. Ensuite, au bout de dix minutes, ou de vingt-cinq, des nouvelles du reste du monde, lues d’une voix limpide et rassurante par Barbara Greenville. De ma radio, un sifflement. Ni musique ni Barbara. Rien qu’un sifflement en deux temps, qui s’amplifiait puis s’atténuait, tel un signal d’alarme. Mais sans le côté strident. Plutôt lénifiant, je dirais… Je balayai patiemment toute la bande LW, puis MW, puis FM. Partout ce sifflement, invariable, comme si toutes les ondes s’étaient fondues en une seule. Une panne de ma radio ? Je pris une torche électrique sur l’étagère, au-dessus de ma tête, pour aller vers ma chambre, où j’ai une autre radio près du lit. Plus ancienne, plus lourde. Je l’allumai. Le même sifflement. Je triturai quelques boutons, sans conviction. Non, ce n’était pas une panne. J’aurais dû m’en rendre compte tout de suite. Une radio marche, ou bien elle se tait quand les piles sont à plat. À la rigueur, si elle a subi un choc, elle peut émettre un bourdonnement continu. Jamais ce sifflement modulé. De toute manière, j’étais fixé, pas deux radios avec la même panne au même instant ! Mais alors, de quoi s’agit-il ? Que s’est-il passé ? Soudain, j’ai compris. Du moins, j’ai cru comprendre. Et je me suis écroulé sur mon lit, la tête dans les mains. Seigneur ! Se peut-il qu’ils aient fait ça ? Les salauds ! Les fous ! J’ai dû répéter dix fois de suite “Les salauds ! Les fous !” à voix basse, à voix haute. Puis je me suis redressé. J’ai pris mon téléphone dans le creux de la main sans savoir encore qui appeler. Ma filleule, peut-être, Adrienne, qui vit à Paris… Pas de réseau, évidemment. Le téléphone aussi est mort. Quatre ou cinq heures se sont écoulées, mais j’ai toujours les mêmes mots à l’esprit. Les salauds ! Les fous ! Ils ont osé faire ça ! Car à l’instant où j’écris ces lignes, j’ai des raisons de croire qu’une tragédie vient de se produire. Non pas une calamité naturelle, mais une apocalypse brutale façonnée de main d’homme. Le cafouillage ultime de notre espèce. Qui conclura nos quelques milliers d’années d’histoire. Qui fera tomber le rideau final sur nos vénérables civilisations. Et qui, incidemment, nous fera tous périr. Ce soir même. Ou peut-être demain aux aurores… J’arrête d’écrire. Je me relis. Et je secoue la tête avec effroi et incrédulité. Jamais je n’aurais pensé que je pourrais consigner une telle abomination d’une main presque ferme ! Ce qui me soutient quelque peu dans l’épreuve, outre la rage, c’est l’incertitude qui subsiste. Oui, j’espère encore que les prochaines heures viendront démentir mes pressentiments. Mais il est vrai que les événements des dernières semaines, pour ceux qui les ont suivis, faisaient craindre le pire. Il est vrai aussi que les diverses pannes ne présagent rien de bon. Pas tant celle du courant électrique, qui est habituelle dans les périodes d’intempéries ; ni celle du téléphone portable, qui a toujours fonctionné ici de manière erratique ; ni même celle des émissions radio ; mais plus que tout la concomitance des dysfonctionnements. Simplement le hasard ? J’ai du mal à le croire. Si je voulais donner à ces pages plus de rigueur, je devrais prendre le temps de parler en détail des événements auxquels je viens de faire allusion. Je m’y attellerai lorsque j’aurai la tête plus sereine… Pour l’heure, je ne me sens capable ni d’organiser mes pensées, ni d’échafauder des hypothèses. Je peux tout juste dire ce que j’entends ou n’entends plus, ce que je vois ou ne vois plus, ce que j’éprouve, et les réminiscences qui m’agitent. Je demeurai un long moment étendu sur mon lit, dans une obscurité d’encre. Contre mon oreille, le téléphone muet. Et à la radio, ce sifflement modulé. Dehors, la tempête s’était quelque peu assagie. La pluie ne pianotait plus sur les tuiles de mon toit ni sur la baie vitrée que la nuit avait transformée en un miroir teinté. Soudain l’envie me prit de parler à quelqu’un, tout de suite. Plus qu’une envie, une exigence impérieuse. Comme si ma solitude s’était mise à peser physiquement sur ma poitrine. Et pour la toute première fois depuis douze ans, j’ai regretté de ne plus résider dans une ville ou dans un village comme l’ensemble des mortels. Car je vis sur une île. Une île minuscule, la plus petite d’un archipel de quatre, appelé “les Chirons”. Le reste de la population vit sur Gros-Chiron, où se trouve la seule agglomération digne de ce nom, Port- Atlantique. L’île la plus étendue, appelée Fort-Chiron, est depuis trois siècles une base pour la marine française ; je ne l’ai jamais visitée. Val-Chiron est une réserve naturelle, marine et ornithologique, où seuls séjournent des savants. Mon île à moi, la plus modeste, se nomme curieusement Antioche. J’ai longtemps cru que j’en étais l’unique propriétaire. J’ai un peu honte de parler de cela maintenant, avec tout ce qui arrive. Mais si ces pages devaient être celles d’un ultime témoignage, et si quelqu’un devait les lire un jour, je me dois d’y raconter un peu de mon histoire : mes origines, mon itinéraire, ma solitude librement choisie… et pourquoi j’ai à présent pour voisine une romancière prénommée Ève. * Je suis né à Montréal d’une mère américaine et d’un père qui vénérait ses origines françaises. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il avait participé en tant que jeune officier au débarquement en Normandie. Comme des milliers d’autres Canadiens, mais pour lui la chose était plus chargée de sens. Il avait effectué des recherches sur ses ancêtres, pour découvrir qu’ils étaient originaires d’ici, justement, des Chirons, et qu’ils s’étaient embarqués de Port-Atlantique trois siècles plus tôt. Revenir sur “sa” terre en libérateur était pour lui la plus belle des récompenses. Quelques mois après le débarquement, il avait demandé une permission de quelques jours pour se rendre dans l’archipel. Je l’imagine là, géant moustachu aux allures trompeusement britanniques, touchant et humant tout ce qui l’entourait, des larmes le long des joues. On l’emmena sur Antioche. Cette île minuscule a la particularité d’être rattachée à Gros-Chiron par un passage appelé “le Gouay”, qui est submergé à marée haute mais dégagé à marée basse, ce qui permet de le traverser à pied sec deux fois par jour. Alors qu’il était encore sous le charme, mon père eut la surprise d’apprendre que les autorités locales venaient de mettre en vente les terres d’Antioche. Comme il en avait les moyens, et qu’il était passablement impulsif, il acheta tout, sur-le-champ. Puis il annonça avec solennité qu’il reviendrait avant longtemps construire une maison sur l’île pour s’y installer. Il ne put tenir sa promesse. Au lendemain de la guerre, notre famille connut, hélas, de graves revers de fortune. Mon grand-père maternel, un industriel du Vermont, s’était trouvé en difficulté, et mon père, en tentant de le renflouer, se ruina à son tour. Mes parents furent contraints de vendre leur maison de West Mount pour emménager dans un appartement sans âme. Mon père reprit un petit travail de bureau, qui devait sûrement l’ennuyer puisqu’il n’en parlait jamais. Il était devenu taciturne, secret, je le devinais amer. Les seuls moments où son visage s’éclairait, c’était lorsqu’il parlait de l’île qu’il possédait. uploads/s3/ nos-freres-inattendus-amin-maalouf-pdf.pdf

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