II. LE DEVENIR DE L’ART 1. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que le concept supér
II. LE DEVENIR DE L’ART 1. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que le concept supérieur de l’art ? Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, cette question n’a pratiquement pas été posée jusqu’ici. Bien sûr, il existe des théories de la beauté. Collingwood définit encore l’art comme une activité au moyen de laquelle nous appréhendons la beauté1. Si tel était le cas, nous n’aurions pas besoin de musées des beaux arts. Nous pourrions courir le monde, appréhender des beautés et, donc, faire de l’art. La beauté est-elle une caractéristique des œuvres d’art ? Ou du moins un type spécial de beauté ? L’art a-t-il donc besoin d’œuvres d’art ? Il existe beaucoup d’études sur ce qui distingue les œuvres d’art. Reste que même si l’on parvenait à trouver une caractérisation des œuvres d’art réellement opérante, on n’aurait pas dit pour autant ce qu’est l’art. Quel est le concept qui le chapeaute (genus proximum), quelle est la différence spécifique de l’art ; quelles sont les conditions néces- saires, quelles sont les conditions suffisantes ? De quoi l’art se dé- marque-t-il ? Qu’est-ce qui n’est pas encore, qu’est-ce qui n’est plus l’art ? 2. Se rattachant à Kant, Schmücker distingue les « arts méca- niques », qui incluent le charme, le divertissement et le jeu, des « arts esthétiques » : le premier terme désigne la compétence d’action, le deuxième, les artefacts2. Par quelle compétence d’action les artefacts esthétiques viennent-ils au monde ? Pourrait-on définir l’art comme production d’artefacts esthétiques, de la même manière que l’on définit la pâtisserie comme l’artisanat qui produit des gâteaux raffinés ? Dans ce cas, la pâtisserie serait une branche de l’art. 3. Hegel décrit l’art comme la phase nécessaire de l’objectivation de l’esprit. Heidegger classe l’art dans l’événement de la vérité dans 1 « […] Art is to mean the special activity by which we apprehend beauty. » Robin George Collingwood, Outline of a Philosophy of Art (1925), Bristol, 1994, p. 9. 2 Voir Reinold Schmücker, Was ist Kunst? Eine Grundlegung, Francfort-sur-le-Main, 2014, p. 73. 25 De ses multiples possibilités d’application ne découle pas l’impossibilité de le définir. Il n’est pas particulièrement intelligent non plus d’affirmer qu’il existe autant de concepts d’art que d’artistes, ou que l’art est précisément ce qui échappe à la définition dans la mesure où chaque affirmation de ce type implique au moins un concept préalable à peu près stable. 6. L’art, pourrait-on dire dans une perspective économique, est dans un premier temps un secteur de l’industrie de la culture ou du luxe. On y fabrique des objets esthétiques, le plus souvent en atelier, parfois aussi en manufacture. Ce ne sont pas, en règle générale, des objets de grande consommation, il s’agit donc d’objets d’investissement et de spéculation qui atteignent des prix encore plus élevés que les montres, les bijoux, la céramique, le mobilier ou l’immobilier. Que tout art ne prenne pas la forme d’un produit ne constitue pas néces- sairement une objection et ne désactive pas la critique économique de l’art. L’industrie de l’art née au cours des dernières décennies accepte de faire des frais pour générer une image spécifique – comparable aux défilés de mode ou aux événements sponsorisés. De la théorie esthé- tique d’Adorno, Lambert Wiesing a tout récemment distillé la thèse selon laquelle l’art est un luxe sans finalité : « L’art est la tentative opiniâtre menée par les gens pour faire quelque chose qui a comme fi- nalité d’être un luxe pour les gens [...], sans pouvoir être utilisé pour quelque chose de concret3. » Par « luxe », Wiesing entend le « dadaïsme du posséder4 ». 7. Dans une perspective sociologique, on pourrait objecter que l’art et la production d’objets esthétiques pour le marché de l’art ne se recoupent que partiellement. L’art devrait plutôt être identifié au monde de l’art, à ce que font acteurs et institutions sur le champ de l’art, en tant que sous-système social à l’intérieur des champs de la communication sociale. On pourrait, partant de là, explorer les mé- dias, formes et langages spécifiques de l’art. L’art serait une forme particulière de l’expression dont on peut décoder les communications 3 Lambert Wiesing, Luxus, Berlin, 2015, p. 192. 4 Ibid., p. 156. l’œuvre de l’art, ou dans la poiesis comme fondation de langage. Chez Adorno, les œuvres d’art sont un sous-système antisocial avec mode d’action spécifique. Ce sont au bout du compte des théories des œuvres d’art. Mais voilà : « l’art » existe-t-il en tant que concept réel, indé- pendamment des arts, des œuvres d’art, des objets esthétiques et des situations ? Il est sûr que ce concept n’est pas tiré abstraitement de ces concrétions. Mais on peut concevoir une situation dans laquelle l’art soit réel sans qu’une œuvre d’art soit présente. Expérimentation intellectuelle : un collectif d’art pourrait être ce groupe d’amateurs d’art rassemblés par hasard qui sont arrivés au terme de l’art (contem- porain). De ce groupe d’humains, d’animaux, de choses et de je-ne- sais-quoi s’élève un lamento sur la fin de l’art. Untel grommelle, l’autre braille, le suivant renifle, je-ne-sais-quoi couine, un autre hennit, le suivant fredonne, un autre hurle, quelqu’un murmure, quelqu’un d’au- tre se tait, horrifié. Les uns avec art, comme des arias d’opéra, les autres en émettant un « aïaïaï » tragique, d’autres encore un soupir à peine audible et presque soulagé. Des dents grincent, on se crêpe le chignon. Sur un écran scintillent alternativement des clichés modernes sur le genre et les chefs-d’œuvre queer de l’art contemporain. D’abord des éclats de rire isolés, puis la sueur et les larmes se mettent à couler. Ce serait déjà de l’art, mais ni une œuvre, ni une performance (faute de public, car selon Fischer-Lichte la « coprésence » constitue une condition nécessaire). Tout cela ne formerait pas un chœur et serait pourtant une manière pas vraiment ordinaire de faire advenir de l’art. 4. L’art n’est pas seulement une qualité de produit ou un résultat de la consommation, de l’interprétation, de l’institutionnalisation, mais au contraire une pratique par principe autonome, autosuffisante, qui n’est que partiellement orientée vers l’objectif. 5. Comment est formulé le concept qui chapeaute l’art ? Compte- t-il au nombre des formes de l’expression ou de celles de la communi- cation ? Non, on ne choisit pas une forme d’art pour communiquer quelque chose de précis. L’art n’est pas une technique de communication spéciale, ce n’est pas non plus un média spécifique. Est-ce un sport ou une pratique ascétique ? Un divertissement pour les loisirs, une an- thropotechnique ? Une religion ? Une création de sens, une pratique dans la foi ? Une médecine ? Une guérison spirituelle ? Une punition ? 27 26 10. La forme d’activité qui devrait être assignée à l’art est la créa- tivité. L’art ne fait pas partie du domaine de la communication ou de la production, mais de la création et de l’invention. Que l’innovation, la recherche et l’invention jouent un rôle économique important et que l’on prête à la créativité des artistes une fonction de modèle pour le ca- pitalisme post-fordien ne désavoue pas celles-ci en soi6. La créativité ar- tistique ne se laisse en ultime conséquence ni intégrer sur le plan écono- mique, ni exploiter. Comme pour la plupart des formes de l’invention, la vague intuition qu’il pourrait ou devrait exister quelque chose ne suffit pas non plus dans le cas de l’art ; quelque chose n’est au contraire inventé qu’au moment où cela a été réalisé suffisamment longtemps pour que cela fonctionne. En règle générale, les inventions sont des so- lutions relativement concrètes de problèmes. Dans l’art, l’effort produit va en revanche plutôt vers la possibilité d’une invention, mais celle-ci doit elle aussi être réalisée de telle sorte qu’elle fonctionne. Réaliser si- gnifie ici : fabriquer une possibilité pensable, susceptible d’être éprouvée et mise à l’épreuve. C’est la condition suffisante pour une pratique ar- tistique. Car l’art se distingue des autres modes de l’invention au regard de ce que donne le critère du fonctionnement. Les inventions techniques correspondent à une finalité établie à l’avance. Un appareil fonctionne lorsqu’il remplit la finalité recherchée. L’inventeur d’un appareil, par exemple, peut expliquer à quoi est censé servir celui-ci avant même qu’il n’ait trouvé la solution. Une artiste ne peut prendre aucune finalité de ce type comme point de repère ; elle n’expérimente pas de nouveaux dispositifs de médias, matériaux, structures et procédures en se don- nant pour finalité de déclencher des expériences esthétiques7. Face 6 Ce topos de la critique de la créativité est dû à Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Cf. aussi Andreas Reckwitz, Die Erfindung der Kreativität. Zum Prozess gesellschaftlicher Ästhetisierung, Berlin, 2012. 7 Pour Alessandro Bertinetto, qui a travaillé sur l’exemplarité et la logique propre de la créa- tivité artistique à partir de l’exemple de l’improvisation, l’expérience esthétique est la finalité de la créativité artistique, alors qu’elle cherche des réponses aux offres de son média. Voir Alessandro Bertinetto, « Performing the unexpected – Improvisation and Artistic Creati- vity », Daímon. Revista uploads/s3/ notes-pour-un-art-futur-ludger-schwartz.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/ETyzY28F7k77GhzN5PTFi68Tu5n50yjZgfkep9RDlgip07wwSuwnES8Yauxi0kN4K3yidsyLl0AdRJYeAaaBRU5d.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/IxnNBRgIUu9zucl7XJzj3Y29slKWE7dQgIeZJEvZmzMCvXj9dntEMlEFyZxCsSIsQc0wuq1EXtavxz2digWsawbD.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/xA45eksuseTnMHoQ0wuVeVafhHsvnhs4fhLX92s3pSMnKzhxArunN6Nx15OVZBXIfa713lr7om8pEEAso0nEHn73.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/xixdtnRISiJYkaOmarOsv28efGaAC3QF0L3VkSU3P6iqiEtatFW4kYe7NkZMCpMEi5mCNtCCjHhp580gSUxgNb54.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/dCZxvAhBGtaZxJUnliNyHDJgyXofKMQIXpQ4PV4oK0SniPqM8p3CQdUxFtqjRy0MD8lf6UwpuSlYlE7Q0POB3z1B.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/S1riQnSupadhCOKJv3QZ05AAtClTasFi3BVanYqQ8CrNllQGWcP8jlNS6bzTkZIDmM8EZCqTIekOQROwuxxDLj3r.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/WNcJtuWIvZHYbX6AT1LQX4G6LNJ3JguCNgdIISC63liBqDgASSmbwoj0U1BekDTTR9PXSGUCOJ3LBpGQNFxXFwKw.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/n32wCTSy7ghigGkkeK6Ucgimt6Bdonj8EXGspYnyV0hMwQ2gxJCcJ8FUoPLRtKJRb9ky1XhaUngaYIL7Vk4t54Mg.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/DrE3ZvCf6m3jwR9qlduqU9tl8f6UqnhzY7OVeQJBEBblNQvaPDNjxHj93MOTo9bAQOY2DFbUGQUFYrV3eBbhUq4Q.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/QwUkhE4h47d8vNA8KsUbIsCYo0meOEoOmMILj1mVM84CfLjz5Gg20ELYU55An50f5tWI0QtfJlwOFaLh2q81aqV9.png)
-
66
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 02, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0751MB