ANALYTIQUE DU SUBLIME (4) Jean-François Lyotard Le sublime, à présent Un être p
ANALYTIQUE DU SUBLIME (4) Jean-François Lyotard Le sublime, à présent Un être par-delà toute beauté le sublime Benjamin Quelque chose pivote aujourd’hui autour du mot « sublime », comme autour d’un axe qui traverserait, de part en part, la pensée de l’art. L’achèvement complet — qui ne date pas d’aujourd’hui — du parcours et de la logique « esthétiques » devient patent, et libère de nouvelles questions. On s’enquiert, ou on s’inquiète de ce qui est à l’art plus essentiel que l’art lui-même. On se soucie de ce par quoi l’art déborde l’art, et l’in-finitise. Poesie, dans sa rubrique ou tribune permanente consacrée au sublime, a déjà publié L ’ offrande sublime, de Jean-Luc Nancy (n° 30), Kant ou la simplicité du sublime, deÉliane Escoubas (n° 32) et Sur une tour de Babel dans un tableau de Poussin, de Louis Marin (n° 33). Deux textes de Jean-François Lyotard sont réunis ici, sous un titre forgé à partir d’eux. Ils datent, le premier de la fin de 1982 (Artforum, en anglais), le second de la fin de 1983 (Musée des Beaux-Arts, Bruxelles). Ils s’enchaînent d’une manière évidente. Ils font plus que s’enchaîner : pour une part, ils se répètent. Ce n’est pas seulement parce qu’ils abordent un même objet sous des angles différents, ni à cause de leur caractère d’essai (ou de conférence) circonstanciel. C’est la répétition d’une insistance et d’une attente au bord d’une question. Lyotard dit que ce sont des textes « programmatiques ». Il veut dire : « Je n’ai pas élaboré ce qui y est esquissé. » Mais quel texte n’est pas programmatique ? c’est-à-dire, quel texte n’inscrit pas « à l’avance » quel que chose qu’ il ne maîtrise pas, et qui lui arrive comme l’inouï qui le fait être ce qu’il est ? LE SUBLIME ET L’AVANT-GARDE 1 En 1950-1951, Barnett Baruch Newman peint une toile de 2,42 m sur 5,42 m qu’il nomme Vir heroïcus sublimis. Au début des années 1960, ses trois premières sculptures s’intitulent Here I, Here II, Here III. Un autre tableau s’appelle Not over there, here (Nicht dort, hier), deux tableaux ont pour titre Now (Jetzt, ou : Nun), deux autres Be (Sei). En décembre 1948, Newman écrit un essai intitulé : The Sublime is Now (Das Erhabene ist nun). Comment comprendre que le sublime, disons provisoirement l’objet de l’expérience sublime, soit ici et maintenant ? Est-ce qu’au contraire il n’est pas essentiel à ce sentiment de faire allusion à quelque chose qui ne peut pas être montré, ou comme disait Kant, présenté (dargestelltl). Dans un court texte inachevé de la fin de 1949, Prologue for a New Esthetic (Vorrede zu einer neuen Aesthetik), Newman écrit que dans ses tableaux il ne s’atta che pas « à la manipulation de l’espace, ni à l’image, mais à une sensation 97 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. de temps ». Il ne s’agit pas, ajoute-t-il, du temps chargé de sentiments de nostalgie, de grands drames, d’associations et d’histoire, qui a été le sujet constant de la peinture. Le texte s’interrompt sur cette dénégation. De quel temps s’agissait-il, quel était le now que Newman avait en vue ? Son ami et commentateur, Thomas B. Hess, croit pouvoir écrire que ce temps était le Makom ou le Hamakom de la tradition hébraïque, le là, le site, le lieu, qui est l’un des noms donné par la Torah au Seigneur, à l’innommable. Je n’en sais pas assez sur Makom pour dire que c’est à lui que Newman pensait. Mais qui en sait assez sur now? Assurément, New man ne pouvait pas songer à « l’instant présent », celui qui essaie de se tenir entre l’avenir et le passé, et se fait dévorer par eux. Le maintenant est l’une des « extases » de la temporalité analysées depuis Augustin et Hus serl par une pensée qui a essayé de constituer le temps à partir de la conscience. Le now de Newman, now tout court, est inconnu à la conscience, il n’est pas constituable par elle. Il est plutôt ce qui la désem pare, la destitue, ce qu’elle n’arrive pas à penser, et même ce qu’elle oublie pour se constituer elle-même. Ce que nous n’arrivons pas à penser, c’est que quelque chose arrive, dass etwas geschieht. Ou plutôt, et plus simple ment qu’il arrive... dass es geschieht. Non pas un grand événement, au sens des media. Ni même un petit. Mais une occurrence. Il ne s’agit pas d’une question de sens ni de réalité portant sur ce qui arrive, sur ce que cela veut dire. Avant de se demander ce que c’est, ce que ça signifie, avant le quid, il faut « d’abord », pour ainsi dire, qu’ « il arrive », quod. Qu’il arrive « précède » pour ainsi dire toujours la question qui porte sur ce qui arrive. Ou plutôt la question se précède elle-même. Car « qu’il arrive », c’est la question en tant qu’événement, « ensuite » elle porte sur l’événement qui vient d’arriver. L’événement arrive comme point d’interrogation « avant » d’arriver comme interrogation. Il arrive, es ges chieht, est plutôt « d’abord » arrive-t-il, est-ce, est-il possible ? « Ensuite » seulement se détermine le point par l’interrogation : arrive-t-il que ceci ou cela, est-ce ceci ou cela, est-il possible que ceci ou cela ? Un événement, une occurrence, ce que Martin Heidegger appelait ein Ereignis est infiniment simple, mais cette simplicité ne peut être approchée que dans le dénuement. Ce qu’on appelle la pensée doit être désarmée. Il y a une tradition et une institution de la philosophie, de la peinture, de la politique, de la littérature. Ces « disciplines » ont aussi un avenir, sous la forme d’Écoles, de programmes, de projets de recherche, de « tendances ». La pensée s’y exerce sur ce qui est reçu, elle cherche à le réfléchir et à le surmonter. Elle cherche à déterminer ce qui a déjà été pensé, écrit, peint, socialisé, pour déterminer ce qui ne l’a pas été. Nous connaissons cela, c’est notre pain quotidien. C’est du pain de guerre, du biscuit de soldat. Mais cette agitation, au sens le plus noble (Agitation est le mot par lequel Kant désigne l’activité de l’esprit qui a du jugement, et qui l’exerce), cette agitation n’est possible qu’autant que quelque chose reste à déterminer, qui ne l’a pas été encore. On peut s’efforcer de le déterminer en construisant un système, une théorie, un programme, un projet, et il le faut. En l’anticipant. On peut aussi s’interroger sur ce « reste », laisser venir l’indéterminé comme point d’interrogation. 98 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. Ce qui est présupposé par les disciplines et les institutions de la pensée, c’est que tout n’a pas été dit, inscrit, enregistré. Les mots entendus ou pro noncés ne sont pas les derniers mots. « Après » une phrase, « après » une couleur, il arrive une phrase encore, une couleur. On ne sait pas laquelle. On croit le savoir si l’on fait confiance aux règles qui permettent d’enchaî ner phrase sur phrase, couleur sur couleur, et qui sont conservées précisé ment dans les institutions du passé et du futur dont j’ai parlé. L’École, le programme, le projet déclarent qu’après telle phrase, telle phrase ou du moins telle sorte de phrase est obligatoire, telle sorte de phrase est permise, telle sorte de phrase est interdite. Il en va de la peinture comme des autres activités de la pensée. Après une œuvre picturale, une autre est nécessaire, ou permise, ou défendue. Après telle couleur, telle autre, après tel trait tel trait. Il n’y a pas de différence majeure entre un manifeste avant-gardiste et un programme d’études à l’École des Beaux-Arts, si on les examine sous ce rapport-là au temps. Ils sont l’un et l’autre des options relatives à ce qu’il est bon qu’il arrive ultérieurement. Mais aussi l’un et l’autre oublient cette possibilité : que rien n’arrive, que les mots, les couleurs, les formes, ou les sons manquent, que la phrase soit la dernière, que le pain ne soit pas quoti dien. Cette misère est celle à laquelle le peintre a affaire avec la surface plastique, le musicien avec la surface sonore, le penseur avec le désert de la pensée, etc. Pas seulement devant la toile blanche ou la page blanche, au « début » de l’œuvre, mais chaque fois que quelque chose se fait attendre, donc fait question, à chaque point d’interrogation, à chaque « et mainte nant ». On associe souvent à l’éventualité que rien n’arrive le sentiment d’angoisse. C’est un terme connoté par les philosophies modernes de l’exis tence et de l’inconscient. Il confère à l’attente dont il il s’agit (s’il s’agit bien d’une attente) une valeur principalement négative. Mais le uploads/s3/ le-sublime-a-present.pdf
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- Publié le Sep 14, 2022
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