e s t h é t i q u e ontologie musicale Perspectives et débats sous la direction
e s t h é t i q u e ontologie musicale Perspectives et débats sous la direction d’ Alessandro Arbo et de marcello ruta Introduction Alessandro Arbo et Marcello Ruta Les questions d’ontologie musicale ont beaucoup focalisé l’attention des chercheurs ces dernières années. Plusieurs motifs sont sans doute à l’origine des nombreuses publica- tions qui ont vu le jour dans le monde anglo-saxon, mais aussi en France et en Allemagne. Il y a d’abord une certaine orientation de la pensée philosophique contemporaine, de plus en plus marquée par ce qui a été appelé, après la grande saison de réflexion sur le langage et les systèmes symboliques, l’ontological turn. Mais on peut aussi évoquer les profondes mutations qui ont caractérisé l’objet même de ces recherches, la musique. Celles-ci n’ont pas seulement affecté nos manières de concevoir la composition, la diffusion des genres, des styles ou tout ce qui était autrefois présenté comme une question de goût ; elles ont surtout touché ses manières d’être. Art à l’origine éminemment performatif, la musique a, au cours de l’histoire, progressivement mais sûrement consolidé ses traces : orales, puis écrites (diagrammes, partitions, etc.), et enfin, depuis désormais plus d’un siècle, enregistrées (vinyles, bandes, fichiers numériques). C’est dans une large mesure grâce à la consolidation de celles-ci que cet art s’est remarquablement perfectionné sur le plan technique et qu’il s’est constitué en un ensemble de répertoires et d’œuvres. Or le débat philosophique contemporain a le mérite d’avoir pris conscience de ces transformations et des conséquences qu’elles entraînent dans nos façons de penser la musique – et, plus généralement, de la vivre et d’en faire l’expérience. Plusieurs questions ont animé ce débat : qu’est-ce qu’une 6 Ontologie musicale œuvre musicale ? Existe-t-elle réellement ou n’est-elle qu’un concept inventé et utilisé à un moment donné de l’histoire pour décrire une certaine pratique ? S’agit-il d’une entité universelle ou particulière ? Est-elle idéale ou matérielle ? Combien de types d’œuvres existent-ils ? Quelles différences les séparent-elles ? Quel est le statut des improvisations ? Jusqu’à quel point les propriétés esthétiques d’une performance subsistent-elles dans un enregistrement ? À quelles conditions ce dernier constitue-t-il une bonne instance d’une œuvre ? Et d’une improvisation ? Ce livre, qui reprend et développe les travaux d’une journée d’études organisée par le GREAM en collaboration avec le Département de philosophie de l’Université de Strasbourg en 2012, a pour objectif d’offrir au lecteur français un aperçu du vaste chantier de réflexion ouvert par ces questions. Le parcours s’articule en quatre parties : la première discute quelques enjeux importants de l’ontologie appliquée à la musique ; le lecteur trouvera dans la deuxième la première traduction française de trois textes où des auteurs de référence présentent synthéti- quement leurs solutions pour rendre compte du statut onto- logique des œuvres musicales ; dans la troisième, la discussion se concentre sur le rôle et la nature des enregistrements ; dans la quatrième, sur la nature des improvisations, en particulier dans le domaine du jazz. Le texte de Roger Pouivet, en forme de dialogue, aborde une question préalable à toute recherche de ce type : avant de nous demander en quoi consistent les œuvres musicales, il faut savoir si elles existent réellement, c’est-à-dire si nous pouvons les considérer comme des entités (abstraites ou concrètes) du monde. Une perspective pragmatiste plutôt répandue tend en effet à les réduire à de simples usages référentiels à l’intérieur d’une pratique musicale socialement et culturellement condi- tionnée. Cependant, comme le souligne l’auteur, le fait que nos pratiques déterminent ce que sont pour nous les œuvres musicales ne nous autorise pour autant pas à penser qu’elles n’existent pas. C’est en démêlant le fil qui lie entre eux mots, concepts et choses – une relation et une distinction qui ne se Introduction 7 prêtent à aucune simplification – qu’une solution réaliste du problème de leur existence est trouvée. Comme le montre le texte de Frédéric Bisson, lorsqu’on se propose d’explorer les manières d’être de la musique, on doit compter avec une dichotomie qui a dès l’origine hanté le débat philosophique : celle entre objets et événements, substances et processus. La pensée d’Alfred Whitehead suggère, selon l’auteur, une stratégie pour se situer au-delà d’une telle opposition. En se fondant sur le couple conceptuel d’acte et puissance, et à travers une catégorisation métaphorique de trois états de la musique (gazeuse-idéelle, matérielle-objectuelle, liquide-processuelle), l’article examine le passage de l’évènement à l’objet et de l’objet à l’évènement dans les différentes pratiques musicales, avec une richesse de détails qui rend raison de la nature éminemment amphibie de la musique. Alessandro Arbo se propose de mesurer l’intérêt des recherches d’ontologie appliquée à la musique en se focalisant sur une chanson de Fabrizio de André, un célèbre cantautore italien. Il met ainsi en valeur l’intérêt d’un approfondissement des condi- tions d’identité de l’œuvre, en soulignant qu’il est nécessaire de prendre en compte ses multiples modes de fonctionnement dans les contextes de réception actuels, au carrefour des traditions musicales orales, écrites et phonographiques. Marcello Ruta s’intéresse pour sa part à deux distinctions classiques de l’ontologie musicale (et, plus généralement, de l’ontologie de l’art) : celles établies entre descriptivisme et révisionnisme et entre praxis et théorie. Son article remarque, d’un côté, que l’attention aux conséquences ontologiques des pratiques musicales n’entraîne pas nécessairement l’adoption d’une ontologie descriptiviste ; de l’autre, que l’ontologie musi- cale révisionniste par excellence, celle de Nelson Goodman, offre des outils conceptuels susceptibles d’expliquer les différentes pratiques artistiques. La deuxième partie du volume offre d’abord un aperçu d’un modèle théorique primordial dans le débat dès les années 1980 : le platonisme. Rédigé en 1983, le texte de Peter Kivy que nous publions ici répond d’abord à un texte de Jerrold Levinson, 8 Ontologie musicale « What a Musical Work is 1 ». Mais il réplique plus généralement à des objections qui ont été adressées à son modèle théorique ; on lui a notamment reproché son incapacité à rendre compte de l’œuvre comme objet d’un acte de création. Cet article est également fécond d’un point de vue méthodologique : Kivy y formule une critique de la méthode contrefactuelle, et notam- ment de l’utilisation, en guise d’exemples probants, de cas « extraordinaires » : une telle stratégie porte à ignorer d’autres situations tout aussi contrefactuelles mais plus « ordinaires » et, somme toute, peut-être plus significatives. Jerrold Levinson veut quant à lui défendre l’idée, empruntée au sens commun, selon laquelle l’œuvre correspond à un acte créateur enraciné dans le temps historique. Son article constitue une efficace mise au point d’un modèle théorique qui conserve la notion de « type » en la faisant entrer dans une perspective contextualiste. Le lecteur y trouvera une réponse soigneu sement argumentée aux critiques dont ce modèle a fait l’objet. Si l’auteur s’y propose avant tout d’expliquer le statut du type indiqué, il y introduit aussi une distinction entre indication artistique (opérée par le compositeur) et indication de l’œuvre (opérée par la même œuvre musicale une fois créée). L’article s’achève par un post-scriptum où l’auteur réfute des critiques plus récentes formulées par Peter Alward et Guy Rohrbaugh. L’article de Stephen Davies est une brillante exposition aussi bien des plus importants paradigmes ontologiques en place dans le domaine musical que de sa propre approche du sujet. Sa perspective a entre autres le mérite de reconnaître ouver tement la pluralité des œuvres musicales appartenant à diverses traditions et pratiques, sans pour autant renoncer à adopter une sorte de monisme ontologique, fondé sur une définition d’inspiration aristotélicienne. Sandrine Darsel plaide en faveur d’une sorte d’émancipa- tion ontologique (et musicologique) de l’enregistrement, en 1. Levinson, Jerrold, « What a Musical Work is », Journal of Philosophy, 77, 1980 ; « Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? », in Levinson, Jerrold, L’art, la musique et l’histoire, trad. de J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, L’Éclat, 1998, p. 44-76. Introduction 9 faisant ressortir les limites de l’idée (déjà critiquée par Glenn Gould) qui en fait une mauvaise imitation de la musique live, plus ou moins implicitement considérée comme prééminente. À partir de la distinction entre enregistrement-témoin et enre- gistrement-œuvre, la chercheuse démontre non seulement que cette invention technique représente une rupture ontologique avec le passé, mais encore qu’une telle articulation métaphy- sique nous ouvre un intéressant accès à l’univers des musiques actuelles, et notamment la world music sur laquelle elle s’arrête plus longuement. Jacques Favier, distinguant entre enregistrement docu- mentaire et enregistrement constructif, analyse la nature de l’inscrip tion phonographique face à la notion courante qu’on a de l’écriture musicale. À travers une comparaison des différentes techniques phonographiques qui se sont succédées dans l’his- toire, le texte souligne combien il est difficile (et dans certains cas impossible) d’établir une correspondance entre les éléments de la partition et les éléments des différents supports matériaux (comme le microsillon du vinyle) et met en évidence la diffé- rence existant entre enregistrements numériques et analogiques. On peut prendre ainsi conscience de l’impact structurel des techniques d’enregistrement sur le statut de l’œuvre. La quatrième partie du livre montre dans quelle mesure les uploads/s3/ ontologie-musicale-perspectives-et-deba-pdf.pdf
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- Publié le Apv 10, 2021
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