« Faites vos jeux dans l’art contemporain » Danielle Orhan L’art actuel mobilis
« Faites vos jeux dans l’art contemporain » Danielle Orhan L’art actuel mobilise largement le jeu et, plus encore, les jeux. Ces dernières années, des expositions thématiques telles que Playtimes, Let’s entertain, Le ludique, Game show, Artgames ou encore Play !1 ont abondamment illustré cette orientation de la création contemporaine. Cependant, en rassemblant des œuvres sous la seule bannière du divertissement tous azimuts, elles ont bien souvent conduit à en araser le propos, voire à les instrumentaliser dans de véritables entreprises de séduction. Or, ainsi que le rappelait récemment Joëlle Zask dans Art et démocratie, une œuvre d’art se définit toujours par une pluralité de perspectives2. Caractéristique particulière qu’il convient de garder en mémoire face à des œuvres qui détournent allègrement des jeux spécifiques de leurs usages habituels, mais en conservent la propension à figurer métaphoriquement les mécanismes du réel. Les exemples ici retenus s’intéressent aux implications métaphoriques et satiriques des jeux de compétition, pensées du point de vue des rapports sociopolitiques et allant, ce faisant, à l’encontre d’une vision expressément ludique de l’art, corollaire à la mise en scène spectaculaire de la réalité. En soi, le jeu représente déjà un dispositif critique, tant il se fait l’écho des fonctionnements de la vie sociale. Aussi, pour aborder des sujets politiques, les artistes s’emparent de jeux existants et les réajustent à l’aune de leurs questionnements. Jeu et satire partagent la caractéristique de dédoublement et, ce faisant, assurent une certaine continuité avec leurs modèles ou leurs cibles, mais une continuité légèrement biaisée. Aussi, en procédant à un détournement de la métaphore ludique, ces œuvres embrassent les qualités critiques de la satire, poussent les représentations sociales et politiques à leur paroxysme, que ce soit le conflit israélo-palestinien, la question du racisme en Italie ou, plus généralement, les oppositions qui gouvernent l’administration des territoires. La force structurelle de la compétition ludique que Johannes Huizinga3 plaçait à la naissance de nombreuses institutions humaines et que Roger Caillois4 érigeait en modèle idéal d’une saine et loyale rivalité devient pour les artistes un moyen de reconfigurer la réalité. Et, en participant à ces dispositifs ludiques réinventés, le joueur re-joue, en toute liberté, sa partie avec le monde. Aussi, la juxtaposition d’œuvres sous couvert d’une communauté ludique tend à annihiler les virtualités de développements qui leur sont constitutives. Elle réduit, en particulier, leur capacité à perturber les 1 Playtimes, Grenoble, Centre national d’art contemporain, 1999 ; Let’s entertain : life’s guilty pleasures, Minneapolis, Walker Art Center, 12 février-30 avril 2000 ; Le ludique, Musée du Québec, 27 septembre-25 novembre 2001 ; Game Show, Massachusetts Museum of Contemporary Art, 27 mai 2001-avril 2002 ; Artgames. Analogien zwischen Kunst und Spiel, Aachen, Ludwig Forum für Internationale Kunst, 17 décembre 2005-19 mars 2006 ; Play ! The Art of the Game, Amsterdam, Cobra Museum voor Moderne Kunst, 17 juin-24 septembre 2006. Nous proposons ici les expositions aux titres les plus emblématiques. 2 Joëlle Zask, Art et démocratie. Peuples de l’art, Paris, PUF, 2003. 3 Johannes Huizinga Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu [1938], traduit du néerlandais par Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951. 4 Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige [1958], Paris, Gallimard, 1967. règles d’une réalité perçue comme irrécusable ainsi que leur force de proposition. L’évidence de la finalité satirique de certains travaux laisse à penser que, s’il y a jeu, ce jeu n’en est pas moins sérieux. Ainsi de Pingpong, œuvre que Belu-Simion Fainaru réalise en 20045. Une carte géographique des territoires israélo-palestiniens tapisse le plateau horizontal d’une table de ping-pong, sur laquelle se distinguent les frontières entre Israël, la Jordanie, l’Egypte, la Syrie et le Liban. La table, lexique de la table ronde des pourparlers, se voit, dans le jeu, agencée sur une dualité fondatrice, énonçant l’impossibilité d’un accord de paix. Le filet insiste sur la notion de frontière, de limite, question cruciale du conflit. Cette lisière apparaît cependant transparente, vulnérable, elle peut être franchie facilement. La table de ping-pong devient un véritable champ de bataille. Une métaphore de la guerre, jeu sérieux s’il en est. Sous la bonhomie d’un match de tennis de table, s’exerce une brutalité calculée : le rebondissement de la balle, son choc sur la table, le retentissement sonore de ses impacts. La question soulevée par le jeu reflète celle, bien réelle, de la domination des territoires. Mais, choisissant le jeu, Fainaru instaure une distance avec la gravité de son sujet, susceptible de faire de l’œuvre le lieu d’émergence de la satire. En dégradant en effet la réalité du conflit, il la simplifie, au point d’en exacerber le ressort fondamental. En modélisant les relations sociopolitiques sous la forme d’un jeu, il les projette dans l’univers de l’inanité, de la gratuité, mais aussi de l’honneur et, ce faisant, instruit leur futilité même. Or, ainsi à même de moquer les antinomies, le jeu peut aussi les suspendre et les rejouer. Car l’œuvre, travaillée par une ambiguïté intrinsèque, suppose à la fois distance et engagement, s’avère également terrain d’expérimentation, tant le jeu autorise potentiellement le dépassement du point de vue partisan. Exposée, Pingpong sollicite la participation du spectateur. Or, jouer le jeu, c’est reconnaître l’œuvre comme le champ possible d’une épreuve. Opportunité est offerte d’expérimenter le conflit, dans le cadre d’une activité délestée de sanctions véritables. Conduite ludique discernée par Caillois dans sa classification des jeux, l’agôn correspond à « l’ambition de triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée »6. Il engage l’affrontement entre joueurs ou équipes sur un mode dual et commande de développer une supériorité personnelle. Celle-ci équivaudrait dans l’expérience de l’œuvre à une prise en charge individuelle des possibilités qu’elle induit. Les jeux supposent un certain nombre de comportements dissociés de la vie courante. Ils contraignent l’individu à opérer des choix et à jouer un rôle l’empêchant de se retrancher derrière des attitudes préétablies. Lieu de l’incertitude, la situation de jeu reconstruit les identités et reste susceptible d’amener le joueur à réviser une opinion préconçue. Mobilisant l’agôn mais aussi la latitude autorisée par tout dispositif ludique, l’œuvre de Fainaru proposerait des occasions d’individuation7, permettant une appréhension du conflit qui ne soit plus soumise au marquage effectué par le groupe, sa loi et ses représentations. D’expérimentation, le jeu devient terrain d’individuation : il laisse certes entrevoir une pluralité d’usages mais encourage plus encore l’action personnelle. Le participant s’engage et, en s’engageant, change. Et, en effet, lors de l’exposition Spielräume à Duisburg en 2005, deux joueurs, un Juif israélien d’Haifa et un Palestinien de Ramallah ont joué l’un contre l’autre sur la table de Fainaru8. Ils ont simplement joué, ne visant aucunement la victoire. Après le jeu, les deux participants se sont liés d’amitié et ont échangé leurs adresses. Jouer, ce n’est plus être palestinien ou israélien, soit représenter un ensemble, mais être un face à un. 5 Belu-Simion Fainaru, Pingpong, 2004. Table de ping-pong, filet, deux raquettes, balle, photographie. Duisburg, Stiftung Wilhelm Lehmbruck Museum, Zentrum Internationaler Skulptur. 6 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 102. 7 Nous reprenons ici le terme de Jung suivant l’analyse de Joëlle Zask, op. cit. 8 Cf. cat. Spielräume, Duisburg, Stiftung Wilhelm Lehmbruck Museum – Zentrum Internationaler Skulptur, 5 juin-4 septembre 2005, p. 35. Si le jeu peut manifester des antagonismes refoulés en temps ordinaires, il peut, à l’inverse, tout autant les réprimer. Ses caractéristiques agonales recèlent la possibilité de se retourner contre elles-mêmes. Un autre engagement, celui de la responsabilité proprement individuelle, s’établit de la sorte lors de l’expérience de l’œuvre d’art. Une œuvre n’est œuvre que quand elle inclut toutes ses possibilités, y compris celle d’une nouvelle proposition. Dans Pingpong de Fainaru, la pulsion agressive se dénoue dans le jeu, comme espace structuré par un système de règles et, en même temps, puits de possibilités. Loin d’opposer le jeu au sérieux, l’artiste organise les conditions d’une responsabilité personnelle. Dans ce dispositif, le spectateur peut agir et cette action de potentiellement l’affecter en retour. L’œuvre devient ainsi force de proposition, alternative face à l’ordre social, incluse d’emblée à la fois dans son processus d’élaboration et dans son énonciation. Alors que le plaisir ludique évince l’âpreté du désir de l’emporter, s’établit un rapport plus ouvert au politique, déjà ancré dans la genèse de l’œuvre et déployé dans son mode d’exposition. Le jeu renvoie à un au-delà de lui-même et devient la grille de lecture d’une réalité complexe. Si, agonal, le jeu apparaît éminemment métaphorique, calquant ses ressorts sur la nature conflictuelle des rapports socio-politiques, il peut tout autant développer de nouvelles modalités d’échange. Lorsqu’il s’applique à en déstructurer la forme, par le dédoublement, par exemple, de ses terrains, l’artiste aménage un champ d’interactions dynamiques, susceptibles d’enrayer toute dualité. En 1998, Ping Pond Table de Gabriel Orozco9 désorganise de différentes manières le jeu auquel elle se réfère. L’artiste substitue au rectangle de la table de ping-pong traditionnelle une structure cruciforme aux bords arrondis. En son centre, au lieu du filet qui départage les terrains du jeu, s’étend une petite mare quadrangulaire, recouverte de nénuphars, en écho au uploads/s3/ orham-faites-vos-jeux-dans-l-x27-art-contemporain.pdf
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- Publié le Mar 22, 2022
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