59 Mamadou Dramé L’ARGOT DANS LE RAP OU LA MISE EN MOTS DU QUOTIDIEN Pour les j

59 Mamadou Dramé L’ARGOT DANS LE RAP OU LA MISE EN MOTS DU QUOTIDIEN Pour les jeunes, le rap constitue un puissant vecteur de communication et de vulgarisation des idées, en particulier dans les pays en développement qui ne leur offrent que peu de moyens pour se faire entendre. Cette musique leur a d’abord permis de partager des opinions, ensuite de se positionner comme les porte- parole de leur génération. Elle leur donne les moyens de dire leur amertume et de raconter leur quotidien. Dans les textes, on note un emploi très récurrent de termes argotiques, ce qui peut poser problème. En effet, l’argot est conçu comme un langage hermétique, alors que dans cette situation artistique, le plus important est de se faire comprendre. L’utilisation d’un langage crypté constitue un obstacle à la communication entre les artistes et leur public. Voilà pourquoi l’utilisation de l’argot dans le rap forme un paradoxe, comme nous l’avons montré dans notre thèse (DRAMÉ 2004). Nous posons l’hypothèse que l’argot exprime le vécu quotidien des rappeurs, et de manière plus large, celui des jeunes Dakarois, qu’il s’agit de retracer ici. Pour aborder cette question, nous allons d’abord présenter les différentes définitions du terme argot de même que les fonctions qui lui sont attribuées. Ensuite, nous essaierons d’expliquer les procédés à l’origine de ce langage et, enfin, nous nous intéresserons à l’expression du quotidien dans les textes de rap. Il faut préciser dès l’abord que nous ne distinguons pas entre procédés argotiques dans le rap wolof et ceux qui apparaissent dans les morceaux chantés en français: des procédés tels que l’épellation, la siglaison, le rap scolaire, etc., sont récurrents à la fois dans le rap sénégalais d’expression française et wolof. 60 1. L’ARGOT Il n’est pas aisé de définir l’argot contemporain. Même en suivant une perspective historique, nous pouvons estimer avec Mandelbaum-Reiner qu’il s’agit d’un langage dont les contours ne sont pas clairement identifiables: Commencé à la fin du XIXe siècle, une sorte de débat plus général n’a toujours pas abouti à un consensus sur le statut des divers argots (langue? langage? lexique secondaire doublant le lexique commun? style? registre de langue? ou dans les termes plus récents de Colette Petonnet (déc. 1998), "vocabulaire d’urgence"? (MANDELBAUM-REINER 1991, 23) Nous sommes donc en face d’un grave problème de définition. Mais selon Marc Sourdot, l’argot peut être conçu en ces termes: Un argot ou un jargon, avant d’être un ensemble de mots, un lexique, un recueil figé d’expressions, est une activité sociale de communication à l’intérieur d’un groupe plus ou moins soudé, plus ou moins important. (SOURDOT 1991, 14) Il poursuit en insistant sur la valeur communicative de l’argot: on peut retenir la formulation de Denise François qui définit l’argot comme le “parler de communautés restreintes utilisé à des fins cryptiques”, mettant ainsi l’accent sur le côté fonctionnel de ces parlers qui servent d’abord à cacher tout ou partie du contenu communiqué à ceux qui ne font pas partie de la “communauté restreinte” (SOURDOT 1991, 16) Le langage argotique sert souvent à la communication dans des milieux louches, malfamés, dans le cadre de la pègre, de la drogue et du banditisme. C’est pourquoi le Petit Robert le définit comme la «Langue des malfaiteurs, du milieu» (REY 1973, 87). C’est à peu près ce que l’on trouve déjà en 1680 dans le Dictionnaire de Richelet, cité par Pierre Guiraud. Celui-ci écrit: 61 Héritier de l’ancien jargon, l’argot est selon les dictionnaires du temps: “le langage des gueux et des coupeurs de bourse, qui s’expliquent d’une manière qui n’est intelligible qu’à ceux de leur cabale” (GUIRAUD 1958, 5) À ce propos, Guiraud remarque: À l’origine le mot, qui date du XVIIe siècle, désigne non une langue mais la collectivité des gueux et mendiants qui formaient dans les fameuses Cours des Miracles, le Royaume de l’Argot; le terme s’est par la suite appliqué à leur langage; on a dit d’abord le jargon de l’Argot, puis l’argot. (GUIRAUD 1958, 5) Seulement, l’argot a connu une certaine évolution avec transfert de fonction linguistique: il est passé du statut de langue secrète réservée à une activité criminelle à celui d’une langue qui se veut la simple manifestation de l’esprit de corps et de caste, une façon toute particulière de parler, par laquelle un groupe peut s’affirmer et s’identifier. On peut donc identifier plusieurs argots qui dépendent principalement du secteur d’activité des locuteurs. L’expression «langue spéciale» fut forgée par Arnold Van Gennep, pour qui il s’agit de «formes de parlers propres à un groupe d’âge» ou à une catégorie professionnelle (MOÑINO 1991, 5). Il faut maintenant se demander si la nature spéciale de l’argot avec ses formes particulières est assez significative pour qu’on puisse le ranger dans la catégorie des langues spéciales. Pierre Guiraud répondrait par l’affirmative: pour lui, l’argot est «un signum social» et «reste un langage spécial» (GUIRAUD 1958, 6). Selon cet auteur, on appelle «langage spécial toute façon de parler propre à un groupe qui partage par ailleurs la langue de la communauté au sein de laquelle il vit» (ibid.). Il précise qu’un langage spécial se réduit en général à un vocabulaire et son usage, alors que la prononciation et la grammaire restent celles de la langue normale (GUIRAUD 1958, 7). L’anthropologue autrichien Richard Lasch avait aussi tenté de donner une caractérisation des langues spéciales, en se fondant sur 62 des critères d’ordre formel. Il dit qu’elles révèlent des périphrases, des emprunts à des langues étrangères, des archaïsmes, des modifications par métathèse, des ajouts ou des redoublements de sons et des syllabes (cité par MOÑINO 1991, 10). Ce sont des phénomènes qu’on retrouve aussi dans les argots. 2. QUELQUES FONCTIONS ASSIGNÉES À L’ARGOT L’argot est donc d’abord un lexique avant d’être un phénomène qui se manifeste au niveau grammatical. Il est utilisé dans des contextes de communication assez particuliers. Ainsi, il peut exercer plusieurs fonctions dans la société. Les plus importantes sont sans doute celles qu’on appelle cryptique et ludique. 2.1. La fonction cryptique La fonction cryptique consiste à communiquer exclusivement entre initiés, à masquer un message de sorte que les étrangers n’en comprennent pas le sens. Il devient de ce fait marqueur de classe sociale comme le montre Mandelbaum-Reiner, à la suite de Van Gennep qui en parla le premier: Voilà qui fait sortir à Van Gennep une théorie générale sur cet aspect. Cet auteur considère sous l’angle anthropologique “les argots de métiers” considérés comme issus de nécessité sociale de différenciation sociale [...]. (MANDELBAUM-REINER 1991, 26) Pour résumer la terminologie appliquée en linguistique, disons que c’est Guiraud qui parlera le premier d’une «fonction» de l’argot: il utilisera l’adjectif «cryptologique» en parlant à la fois de l’argot comme «langage secret» et «langue secrète» à l’intérieur de «classes dites “dangereuses”», criminelles ou honnêtes mais «qui sont plus ou moins en contact avec la pègre ou ont à compter avec la crédulité du chaland» (GUIRAUD 1958, 9- 10). Denise François-Geiger, quant à elle, met également en valeur le rôle des métiers et groupes sociaux dans la création des 63 argots et parlera d’une «fonction cryptique» qui peut se doubler d’une «fonction ludique» (FRANÇOIS-GEIGER 1991, 5). Dans tous les corps, que l’on parle de l’argot des criminels, des corps de métiers ou simplement des groupes d’âge, on notera une constante, c’est le désir de masquer tout ou partie du discours. Ce qui permettra de rendre le discours incompréhensible à un étranger. 2.2. La fonction ludique Selon Gaston Esnault par contre, dans son introduction au Dictionnaire historique des argots français, il faudrait distinguer la nature d’une chose et son emploi (ESNAULT 1965, VI). Pour cet auteur, le mot argotique n’est ni conventionnel, ni artificiel, ni secret. Il affirme que l’argot n’est même pas un langage inventé par les malfaiteurs (ESNAULT 1965, VIII). Le même avis est formulé par Albert Dauzat, qui met en question le statut de «langue secrète», et réfute ses caractères «conventionnel» et «artificiel» (selon MANDELBAUM–REINER 1991, 27). Ces auteurs mettent l’accent sur l’aspect ludique de l’argot qui, en tant que moyen de communication, sert aussi au simple plaisir entre initiés. S’il devait être vrai qu’à ses débuts, ce langage se voulait secret, on ne peut plus en dire autant en vertu de cette deuxième théorie. C’est ce que précise Pierre Guiraud lorsqu’il affirme: dans ses manifestations quotidiennes et ostensibles, l’argot de la rue, du bistrot, de la chanson, du roman, est beaucoup plus gratuit; c’est une exubérance du langage, le jeu d’une imagination qui s’égaie de la forme des mots, qui en savoure la substance. C’est la fantaisie qui utilise et souvent crée la plus grande partie de son vocabulaire. (GUIRAUD 1958, 8) Finalement, on peut sans doute reconnaître que l’argot vise non seulement à cacher le message mais aussi à faire plaisir à ses utilisateurs, car aucun argument ne permet d’établir l’incompatibilité entre fonction cryptique et fonction ludique. 64 2.3. La fonction sociale de défense et de cohésion Selon Mandelbaum-Reiner, Van Gennep est le premier à parler de fonction sociale de défense et cohésion (MANDELBAUM-REINER 1991, 26). Van Gennep donne l’exemple des uploads/s3/argot-pdf.pdf

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