Agrégation externe de philosophie Leçon sur programme L'esthétique Daniel Dauvo
Agrégation externe de philosophie Leçon sur programme L'esthétique Daniel Dauvois Introduction L'esthétique peut s'entendre en un sens étroit, qui épouse les vicissitudes historiques du mot et dont la pertinence ne s'étend guère, par conséquent, au-delà de la période contemporaine. C'est alors, et en opposition à toute poétique, l'étude réfléchie de la réception sensible des oeuvres d'art, voire de la nature comprise comme spectacle. Le vocable suppose de négliger le département des règles productrices par lesquelles en principe un art s'accomplit. On en pointe l'apparition et la mise en usage dans la publication de l'Esthétiquelde Baumgarten, en 1750. La date est commode et le cercle de famille relativement étroit autour du nouveau terme, qui aura en effet bien de la difficulté à franchir les frontières germanophones, et ne sera par exemple reçu en France qu'à partir du second XIX' siècle. Cependant la réflexion historique en étend largement le pouvoir de signification à tout essai sur la nature du beau, ses manifestations mondaines et sa culture dans les arts, auquel cas tous les moments de l'histoire de la philosophie se révèlent concernés, et l'esthétique devient coextensive à toute la philosophie, comme l'une de ses branches permanentes, ordonnée à ce transcendantal particulier qu'est le beau, distinctivement du vrai et du bien. Quelle est la bonne amplitude2 du domaine de définition ? On la pourra mesurer aux risques qui doivent être encourus par l'élection de chacun des termes du choix, si cela s'opère au détriment de l'autre : opter pour le sens large, c'est s'engager dans une rhapsodie historique des théories du beau et des philosophies de l'art, qu'on recherchera de gouverner sous les formes accoutumées de la périodisation philosophique. Adopter le sens étroit, c'est rentrer dans l'étude du rapport, en l'occurrence fondateur, de Baumgarten à Kant, s'interroger sur une esthétique wolffienne sinon de Wolff lui-même, sur la médiation de Georg Friedrich Meier, disciple de Baumgarten que Kant aurait eu davantage chance de lire, sur la place de ' Aesthetica, scripsit Alexander Gottlieb Baumgarten, Francfort-sur-l'Oder, 1750. Sur l'origine germanique de l'esthétique au XVIII' siècle et au sens étroit, L'esthétique nait-elle au XV1Ile siècle?, collectif coordonné par Serge Trottein, PUF, 2000. 2 On pourra s'interroger à partir de la conférence de Baldine Saint Girons, 'L'acte esthétique' (Bulletin de la société française de philosophie, séance du 19 janvier 2008), qui procède par voie d'élimination successive. On notera la question de A. P. Olivier (p. 24) et la réponse quelque peu élusive qui s'ensuit. Sulzer, de Mendelssohn et de Lessing', bref c'est se plonger dans les Lumières allemandes2, Aufkleirung, afin d'y ressaisir, parmi les détours incertains et les tendances offertes, la genèse ramifiée de l'esthétique kantienne. Le travail a été fait3 et il relève de la dimension fine, érudite et scrupuleuse de l'histoire de la philosophie. Un cours sur l'esthétique réclame moins de technicité historienne, quoiqu'il n'ait point par ailleurs à tendre vers le cumul de considérations idéales successives, affectées à un sentiment esthétique plus ou moins pérenne, et qui ressemblent à de la science molle. Nous allons donc nous efforcer d'atteindre à une amplitude historique large, ainsi d'aller de Platon jusqu'à notre modernité, mais sous quelques conditions contraignantes et unificatrices de notre propos, qui reviennent tout d'abord à l'articulation de l'acception large du vocable d'esthétique sur son sens étroit : en d'autres termes, nous allons rechercher, sur chaque référence examinée, de nous restreindre au point de vue de la réception sensible des spectacles naturels ou des oeuvres de l'art, et même si cette réceptivité ne présente point la spécificité qu'on nommera plus récemment esthétique. En second lieu, nous ne préjugerons aucunement de quelque législation voire tendance historique, qui ferait par exemple aller d'un beau objectif vers un beau subjectif, d'une subordination à la nature vers une supériorité de l'art, ou quelque autre prescription historique régulière qui ferait justement tomber dans une tiède et syncrétique histoire des idées. Du point de vue chronologique, nous nous concentrerons plutôt sur le moment d'émergence du discours esthétique au sens étroit, sur ses prémisses, son avènement et ses conséquences. Afin de se garder de cette espèce d' histoire des idées vaguement prescriptive, nous posons deux principes méthodologiques simples : donner à chaque fois la priorité aux textes, d'où nous partirons et auxquels nous demeureront attachés ; et rapporter de façon systématique le dit de tous ces textes principiels à des oeuvres d'art déterminées, afin de les confronter, c'est-à-dire de mesurer le pouvoir d'élucidation de ceux-là sur celles-ci, mais aussi d'apprécier la portée parfois fort lointaine de certaines décisions théoriques quant à la détermination durable de formes artistiques, enfin d'estimer en retour comment des oeuvres d'art ont pu fournir une matière renouvelée à l'interrogation esthétique. Soit, l'esthétique comme débat instruit entre les textes et les oeuvres, du point de vue préférentiel de leur réception. ' Vide : Aux sources de l'esthétique. Les débuts de l'esthétique philosophique en Allemagne, dir. J-F Goubet et G. Raulet, Editions de la maison des sciences de l'homme, Paris, 2005. 2 On consultera les Esthétiques de l'Aufkliirung, numéro 4, 2006, de la Revue germanique internationale, CNRS éditions, 2006. 3 Daniel Dumouchel, Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, Vrin, 1999. 2 1/ Platon et la puissance des phantasmatal. Entrons in medias res dans un passage célèbre du Sophiste, lorsque l'Etranger invite Théétète à découper selon ses articulations naturelles l'art d'imiter, mimètikè tekhnè. Rappelons seulement qu'il s'agit de chasser et de capturer le sophiste dans son identité2, et pour cela de comprendre comment il peut passer pour savant et en donner l'illusion. Or dans cette chasse, l'art que possède le sophiste et dont la mise en oeuvre le définira suffisamment, a fait l'objet d'une double opération : il a été posé sous le genre plus extensif de l'art mimétique, dont la dichotomie menace, de sorte que le sophiste sera bien saisi comme un fabricant d'imitations qui passent pour ce qu'elles ne sont pas, mais en outre, les imitations discursives, qui sont bien entendu de son usage, ont été mises en équivalence avec les imitations graphiques ou plastiques. Mimèmata kai homonuma3 , les imitations et les homonymies sont dans une analogie assez serrée pour qu'un certain art de la parole puisse se substituer à la graphikè tekhnè4, ainsi à l'art du peintre, dans le cadre d'une identité de la forme des opérations ainsi que des effets illusionnistes produits. Le sophiste peint avec des mots et donne l'illusion de savoir par un art de la parole analogue à celui du peintre qui semble susciter et produire la réalité qu'il fait voir5. Dans l'art de fabrication des images (eidolopoiikè tekhnè6), il va ainsi falloir identifier la position déterminée du sophiste, et satisfaire à une exigence de spécification, mais par là aussi identifier la position des peintres ou des sculpteurs, qui partagent la même espèce de technique, à moins qu'il ne soit question que de certains d'entre eux, comme il apparaîtra bientôt. Toujours est-il que le sophiste doit partager le genre de fonction qu'il exerce avec d'autres artisans ou artistes : rechercher une identité, celle du sophiste, ce sera tomber sur un essaim d'artistes, pour lequel le propos devra satisfaire à une exigence de généralisation. Notons en cela que l'art dichotomique platonicien ne fait pas varier en raison systématiquement inverse, l'extension et la compréhension des notions qu'il subdivise et recompose. Voyons le texte : ' La traduction usuelle par les simulacres peut prêter à confusion, notamment avec les simulacres épicuriens (eidola). Par le phantasme, Platon vise quelque chose comme une représentation qui parvient à masquer sa dissemblance d'avec le modèle sous le voile d'illusion d'une présence en chair et en os de ce dernier, ce pourquoi le vocable aujourd'hui courant de phantasme, avec ses connotations de détachement à l'égard du réel mais aussi d'intensification dans la mise en présence, ne convient pas si mal. • 2 235 b-c. Nous nous référons à l'édition Diès, Belles-Lettres, 1985 (première édition, 1925). 3 234b 4 234 b 7. 5 234 b-c. 6 235b 9. 3 L'étranger - En poursuivant la division de la manière que nous avons fait jusqu'ici, je crois apercevoir deux formes de la mimétique, quant à l'aspect précis que nous cherchons, en laquelle de ces deux formes le pourrons-nous trouver, c'est ce que je ne me sens pas encore capable de découvrir. Théétète — En tout cas, veuille d'abord nommer et distinguer les deux formes dont tu parles. - Le premier art que je distingue en la mimétique est l'art de copier (eikastikè tekhnè). Or on copie le plus fidèlement quand, pour parfaire son imitation, on emprunte au modèle (paradeigmatos) ses rapports exacts (summetrias) de longueur, largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs qui lui conviennent.' Pour trouver le sophiste, qui se cache sous les divisions que l'on n'a pas faites, il faut reconnaître deux formes de mimèsis et de fabrication des images, puisque l'on remarque que le propos atteint immédiatement la région des arts plastiques, peinture et sculpture. La première est une mimétique d'emprunt, qui prélève d'un paradigme certaines de ses déterminations pour les faire passer dans uploads/s3/ cned-cours-philo-l-esthetique.pdf
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- Publié le Mar 05, 2022
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