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Alternative Francophone vol.1, 10(2016): 67-80 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 67 La « Nouvelle Manga » et autres vicissitudes de la légitimation du manga en France Nicolas Perez Prada Université de Limoges En introduction à son article intitulé « La légitimation en devenir de la bande dessinée », Xavier Guilbert montre comment la ligne éditoriale du magazine Beaux-Arts est passée de ceci : « Soyons clairs, si nous consacrons notre couverture et un dossier aux tendances de la bande dessinée en France, ce n’est pas que nous considérions la BD comme de l’art. » (BOUSTEAU, 1999). (« La légitimation en devenir de la bande dessinée »)… à cela : « Ce hors-série n’a pas vocation à réhabiliter le manga. Vouloir défendre la bande dessinée japonaise, ou la bande dessinée en général, est un combat d’arrière- garde. » (BERNIERE, 2008, p. 3). (« La légitimation en devenir de la bande dessinée ») En moins de dix ans, le changement est radical, d’autant que la deuxième citation ne concerne pas simplement la bande dessinée, mais plus spécifiquement le manga. Si l’on reconnaît que la bande dessinée en général a toujours quelque peine à être reconnue comme légitime, le manga en particulier a souffert et souffre toujours d’un déficit de légitimité plus important comme ne manque pas de le souligner le verbe « réhabiliter ». Quand Frédéric Boilet produit en 2001 la première version de son « Manifeste de la Nouvelle Manga » ses intentions sont claires : il s’agit à la fois de prendre de la distance avec le manga tel que l’imaginaire collectif se le représente (violent, pour adolescents, caricatural…), tout en faisant la promotion d’une bande dessinée d’auteur dans la même veine que celle qui se développe durant la même période en France. Si l’on présume que les intentions de ce manifeste sont louables, on peut cependant remettre en question ses tenants et ses aboutissants. Si Frédéric Boilet revendique « une » manga d’auteur en opposition au manga populaire de grande consommation, on peut d’ores et déjà s’interroger sur les raisons d’une telle dichotomie en remettant en perspective quelques motifs de dépréciation de ce type de manga populaire. Partant de là, on verra que « la Nouvelle Manga » se pose comme une tentative de légitimation du manga et qu’elle investit le statut de l’auteur de bande dessinée de manière problématique en faisant la promotion d’une « manga d’auteur ». 1. Arrivée progressive du manga en France Alternative Francophone vol.1, 10(2016): 67-80 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 68 Les motifs aggravant l’illégitimité du manga par rapport à la bande dessinée que nous évoquions en introduction peuvent être attribués aux cahots de son arrivée en France. Succinctement, rappelons que le public français a d’abord découvert les mangas à travers leurs adaptations animées diffusées par deux programmes de télévision destinés à la jeunesse. Les années 1980 sont marquées par l’émission Récré A2 (Goldorak, Albator, Candy…) et la décennie suivante par le Club Dorothée (Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball, Olive et Tom, Nicky Larson…). À cette époque, l’omniprésence des dessins animés japonais à la télévision a suscité la polémique et des levées de boucliers de la part de ceux qui se présentaient comme les défenseurs de la culture (ou de la culture française) dont Le Ras- le-bol des bébés zappeurs de Ségolène Royal (1989) est un des exemples les plus caractéristiques. Ces dessins animés ont mauvaise presse, on leur reproche d’être abrutissants, peu coûteux et de mauvaise qualité1, violents2, obscènes et parfois même tout simplement de ne pas être français. Cependant, jusqu’au début des années 1990, parler de manga revenait presque toujours à parler d’animation et non de bande dessinée. De manière assez unanime on reconnaît Akira de Katsuhiro Ōtomo comme le premier manga publié en France sous forme de bande dessinée : Il y a vingt ans, en mars 1990, les premiers fascicules du Akira d’Ōtomo Katsuhiro paraissaient en kiosque, marquant les premiers pas d’une invasion à venir. Et là où les tentatives précédentes de publier du manga en France avaient échoué, Glénat réalisait un coup de maître. (« Le manga et son histoire vus de France ») Gen d’Hiroshima, publié dès 1983 par les Humanoïdes Associés, était en effet passé quasiment inaperçu. Akira fut ainsi le premier manga à succès plutôt que le premier manga publié en France. Il y a tout de même là une réécriture de l’histoire qui ne tient pas compte de l’influence des séries télévisées sur les bandes dessinées : alors qu’à l’époque Akira est perçu comme une rupture qui démarque les mangas des dessins animés, cette séparation est loin d’être 1 Ce fut certainement le cas sur quelques aspects, mais bien souvent pour des raisons extérieures aux œuvres originales, car le respect des œuvres n’était visiblement pas une priorité. Le doublage de certaines séries telles que Ken le survivant a été fait de façon farfelue puisque les doubleurs avaient toute liberté dans l’interprétation de leurs personnages. Philippe Ogouz, un des doubleurs de la série, confiait à Vice en 2015 : « En fait, l'équipe était composée d'acteurs assez habiles pour être capables de transformer le texte en direct. C'était de l'improvisation totale. On avait seulement un texte de base, et à partir de celui-ci on déconnait complètement. Je disais aux autres acteurs de se lâcher ». (Gonzalez, « Je faisais les doublages dans “Ken le survivant” »). 2 Ce qui pouvait être le cas puisque l’on montrait à de jeunes enfants des séries qui à l’origine ne leur étaient pas destinées. À l’époque (et parfois encore aujourd’hui) on considérait qu’un dessin animé était automatiquement un programme de divertissement pour enfant. Alternative Francophone vol.1, 10(2016): 67-80 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 69 aussi nette, car l’arrivée des mangas s’est aussi inscrite dans la continuité directe des titres diffusés à la télévision. On oublie souvent de mentionner une bizarrerie qui eut lieu dans le Club Dorothée Magazine, un hebdomadaire dont la publication a débuté en septembre 1989 (donc plusieurs mois avant Akira). La couverture du numéro 1 de ce magazine annonçait : « Pour la première fois en B.D. Les Chevaliers du zodiaque, Dragon Ball, Georgie, Metalder » (Club Dorothée Magazine, n° 1); on s’attendrait donc à découvrir les planches de manga des séries indiquées. Pourtant, en feuilletant les premières pages, on découvre dans un format insolite des captures d’écran des dessins animés arrangées à la manière d’un roman photo3. L’épisode des Chevaliers du zodiaque qui nous est proposé n’est pas le manga original qui a donné lieu au dessin animé, mais le dessin animé transposé sous forme de bande dessinée. L’ensemble est par conséquent coloré, la lecture se fait de gauche à droite, les cases contiennent des récitatifs semblables à ceux de la bande dessinée franco-belge et les dialogues reprennent à peu de chose près le doublage de la version française. Le résultat est empreint d’un certain amateurisme et, à l’image de ce qui se pratiquait à la télévision, le média français jouissait d’une certaine impunité quant à l’usage qu’il faisait de la licence. Même si l’on en doutait tant l’œuvre originale se trouve défigurée, ce premier chapitre des Chevaliers du zodiaque est crédité et porte la mention « © Masami Kuramada /Shueisha / Toei animation 1986 »4 (Club Dorothée magazine, n° 1, 4). La maison d’édition Shueisha était-elle au fait de cette adaptation? Tout le laisse penser, car elle a elle-même produit pour le Club Dorothée magazine une double page faisant la promotion du Jump, son magazine de prépublication de shōnen manga. À la page 37 du numéro 10 du magazine, une note indique : Ces pages d’informations sur « Jump » ont été réalisées par la rédaction du magazine hebdomadaire pour la jeunesse « Weekly Jump ». Il est édité par le groupe Shueisha au Japon. (Club Dorothée magazine, n° 10, 37) Les informations dont il s’agit sont deux brefs portraits d’Akira Toriyama et de Masami Kuramada, deux résumés de l’état de leurs mangas au Japon contenant ce que l’on nommerait aujourd’hui des spoilers, par exemple on peut lire au sujet de Dragon Ball : Parlons des aventures de Goku dans le tout dernier « Jump ». Ce Goku est maintenant devenu adulte. Il a une épouse du nom de Chichi et un fils nommé Gohan! En ce moment, les Saiya un groupe de guerriers les 3 On distingue assez nettement le travail manuel derrière ce collage approximatif : certaines cases et certains personnages sont visiblement découpés aux ciseaux, des éléments sont redessinés maladroitement, des captures agrandies souffrent de problèmes de résolution, les bulles et les dialogues sont tracés d’une main peu sûre… 4 Masami Kuramada est l’auteur du manga, Shueisha est la maison d’édition du manga et Toei animation le studio produisant la version anime. Alternative Francophone vol.1, 10(2016): 67-80 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 70 plus redoutables de l’univers, assiègent la Terre. Goku et Gohan unissent leurs forces et livrent un combat mortel contre ces envahisseurs. Chaque semaine, les lecteurs sont captivés!!! (Club Dorothée magazine, n° 10, 36) On trouve également deux illustrations originales des mangas présentés qui diffèrent visuellement du character design employé dans les dessins animés uploads/s3/ 1-pb-pdf.pdf

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