un lieu com mun Isabelle GINOT Article paru dans Repères n°11, Biennale nationa

un lieu com mun Isabelle GINOT Article paru dans Repères n°11, Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, mars 2003. 1 un lieu commun Isabelle GINOT Article paru dans Repères n°11, Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, mars 2003. « Quel est aujourd’hui ton regard sur la création contemporaine ? » Cette question, en vérité une invi­ tation à écrire, m’était adressée il y a quelques mois par Michel Caserta – un programmateur, directeur de structure… – à la suite d’une première collaboration qui déjà avait donné lieu à un texte1. Pour le moins ouverte, la question n’allait pas de soi en une période où « la création contemporaine », tout comme la critique (et donc « mon regard »), étaient soumises à de profondes restructurations. « La création contem­ poraine » à laquelle je vais m’intéresser pour la suite de cet essai n’est qu’une partie, peut-être même mar­ ginale, de l’ensemble du champ chorégraphique actuel. Cependant – et c’est pour cela qu’elle m’intéresse ici – c’est une partie particulièrement visible, voire même occultante pour le reste du champ de la création : le domaine particulièrement mal défini et mal nommé des « nouvelles formes », telles qu’on peut les voir dans certains lieux à la mode – lieux alternatifs, intermédiaires, etc. Ce mouvement se caractérise d’abord à mes yeux par une production critique, dans le double sens où il interroge l’héritage chorégraphique, mais aussi les discours « sur » la danse… tant il est clair que pensées esthétique et critique sont étroitement liées, et qu’on ne peut s’en prendre à l’une sans atteindre l’autre. On le sait, la fin des années quatre-vingt-dix a été marquée par une crise de « toutes » les valeurs caracté­ ristiques de la création chorégraphique des années quatre-vingts. Une génération de nouveaux danseurs, chorégraphes, performers, propose aujourd’hui une analyse et une réaction à l’ensemble d’un système dont le principal défaut était une étouffante homogénéité. Une des qualités de ce mouvement critique est de s’attaquer au système dans son ensemble : c’est-à-dire de montrer son fonctionnement à la fois esthétique (quelles normes esthétiques sont désormais dominantes ?), politique (quels rapports de pouvoir organisent les relations entre artistes, artistes et tutelles ou programmateurs, spectateurs et danseurs, etc.), et éco­ nomique (comment la formation d’un marché du spectacle est indissociable de la formation d’une esthé­ tique). Ce marché étant d’ailleurs saturé et ne se laissant guère pénétrer par de nouveaux arrivants, cette période de théorisation s’accompagne d’actions politiques : la prise en main par les artistes eux-mêmes de nouveaux espaces et nouveaux modes de production. On a donc vu émerger quelque chose comme une nouvelle communauté de la danse, coexistant avec la génération des aînés et la masquant quelque peu. Si les années quatre-vingts avaient permis la mise en 1« Vingt ans… à venir ? », 20 ans, Biennale nationale de danse du Val-de-Marne (à l’occasion de son vingtième anniversaire), 1999. 2 un lieu commun - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Ginot - 2003 lumière de la « nouvelle danse » via les lieux institutionnels (scènes nationales, festivals, etc.), les avant- gardes du tournant du siècle ont d’abord investi des lieux alternatifs (aussitôt labellisés ‘intermédiaires’), le temps que les programmations plus officielles se rendent compte du virage à prendre et intègrent tran­ quillement ces rebelles. Un « degré zéro de la danse » en héritage ? Puisqu’Yvonne Rainer est devenue le maître à penser de nombre de ces jeunes artistes, on pourrait la paraphraser pour résumer les principaux enjeux de ce mouvement : non au spectacle, non à la chorégra­ phie, non à l’interprétation, non à la théâtralisation, non au drame2… Ainsi, à la Ménagerie de Verre, dans diverses friches industrielles, en studio, etc., voit-on se multiplier les anti-spectacles : Myriam Gourfink, en solo ou en groupe3, se déplace à une telle lenteur que son mouvement est presque invisible, selon les grilles mystérieuses d’une partition dérivée d’un dispositif informatique et de postures de yoga. Jérôme Bel, dans Jérôme Bel (1995), expose des corps nus, amochés dans une trivialité inavouable : plis, rougeurs, urines… Dans Distribution en cours (2000), Emmanuelle Huynh apporte sur scène un invraisemblable bric- à-brac d’objets, collectés par son coéquipier Christian Rizzo ; celui-ci transforme scène de théâtre et corps des danseurs en vitrines d’exposition dans Et pourquoi pas : « bodymakers », « falbalas », « bazaar », etc., etc… ? (2001). Nombre de non-danseurs prennent pied sur scène, exposant ainsi leurs présences non-vir­ tuoses mais aussi spectacularisant leurs pratiques intellectuelles, techniques ou autres (en 2001, Laurence Louppe, critique et historienne, participe à Dispositifs d’Alain Buffard ; la psychanalyste Sabine Prokhoris apparaît en cartomancienne dans Boissy 2 de Cécile Proust, et Isabelle Launay et Hubert Godard « perfor­ ment » une réflexion sur l’histoire de la danse dans Faculté de Boris Charmatz…). Ainsi se dissolvent les traditionnelles frontières entre ceux qui regardent et ceux qui dansent, à grand fracas de manifestes, de rassemblements, de textes et de performances. Ainsi, danseurs et non-danseurs (notamment critiques) se partagent la scène, mais aussi le droit au discours, et s’attèlent ensemble à l’invention de nouveaux modes de production et de présentation des travaux. Faut-il le préciser, les traditionnelles frontières entre disci­ plines (danse, théâtre, arts plastiques, etc.) sont une fois de plus abolies : chez Mark Tompkins, un exemple parmi d’autres, travaillent côte à côte danseurs, plasticiens, comédiens, gens de cirque… Ces travaux doivent beaucoup à ce qu’on avait à tort considéré comme « les acquis » (et dont on s’était de ce fait désintéressé) des années soixante-dix. La jeune génération française choisit ses héros parmi les figures centrales des avant-gardes new-yorkaises des années soixante et soixante-dix : Laurence Louppe, exégète des post-modernes américains, est devenue une référence centrale pour le mouvement français ; Yvonne Rainer a été rappelée à la danse par une initiative du Quatuor Knust, recréant en 1996 son Continuous Project Altered Daily, ainsi que le Satisfyin’Lover de Steve Paxton, générant un engouement sans bornes pour la période et ses maîtres. Un voyage chez Ann Halprin, figure mythique des origines du mouvement américain, prend une valeur fondatrice pour Alain Buffard, autrefois interprète des « grandes compagnies françaises » … 2« NON au grand spectacle non à la virtuosité non aux transformations et à la magie et au faire-semblant non au glamour et à la transcendance de l’image de la vedette non à l’héroïque non à l’anti-héroïque non à la camelote visuelle non à l’implication de l’exécutant ou du spectateur non au style non au kitsch non à la séduction du spectateur par les ruses du danseur non à l’excentricité non au fait d’émouvoir ou d’être ému. » Yvonne Rainer, citée par Sally Banes, Terspichore en Baskets, trad. Denise Luccioni, éd. Chiron-Centre national de la danse, 2002, p. 90. 3Solos : Waw - 1997, Glossolalie - 1999, Taire - 1999, Too Generate - 2000… ; pièces de groupe : Übenrengelheit - 1999, Écarlate - 2001… 3 un lieu commun - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Ginot - 2003 Un travail historique et esthétique reste à faire pour analyser les effets de cette proximité entre deux époques et deux mouvements. Citons simplement quelques aspects qui nous intéressent particulièrement ici : d’abord, l’appétit théorique des jeunes artistes des deux générations : la danse sort de son mutisme prétendu essentiel (« les danseurs ont choisi le silence, leur parole est dans leur corps, pas dans les mots »…) et prennent en main la théorisation de leur travail, à partir d’une critique systématique de l’esthétique et de l’économie des productions chorégraphiques précédentes. De là, on comprend que d’un côté comme de l’autre, la « création » (ou le travail artistique) s’entend comme travail intellectuel autant que travail sensible, et qu’elle s’organise sur un plan conceptuel et discursif, autant que sur celui du geste. Une autre caractéristique commune qui m’intéresse tout particulièrement pour la suite de cet essai est la tentation du collectif ; on se souvient du « collectif » Judson, dont la mythologie alimente abondamment les travaux de la nouvelle génération. Nos années quatre-vingt-dix ont elles aussi vu la résurgence de nombre de collectifs, et tout particulièrement de groupes à visée politique : les « réunions de Pelleport », les Signataires du 20 août, Espace commun, Prodanse… rassemblent des artistes, des programmateurs, des administrateurs… Mais plus encore, on assiste à ce phénomène nommé par Christophe Wavelet « les coalitions temporaires4 » : tandis que la coupure chorégraphe/interprète est dissoute par le simple fait que « les œuvres » sont produites sur des modes où la répartition entre ces deux fonctions semble perdre toute pertinence, auteurs, acteurs, performers travaillent à tour de rôle les uns « pour » et avec les autres. Ainsi Christian Rizzo peut-il être à la fois « interprète » et « costumier » pour Emmanuelle Huynh, faire partie d’un projet de Rachid Ouramdane, puis chorégraphier « pour » ce dernier un solo (Skull*cult, 2002), tout en créant ses propres projets, où les mêmes collègues, amis, collaborateurs, se uploads/s3/ i-ginot-un-lieu-commun.pdf

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