Langue française L'ellipse comme facteur de cohérence Lucien Cherchi Citer ce d

Langue française L'ellipse comme facteur de cohérence Lucien Cherchi Citer ce document / Cite this document : Cherchi Lucien. L'ellipse comme facteur de cohérence. In: Langue française, n°38, 1978. Enseignement du récit et cohérence du texte. pp. 118-128; doi : 10.3406/lfr.1978.6123 http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1978_num_38_1_6123 Document généré le 13/06/2016 Lucien Cherchi, Université de Dijon. L'ELLIPSE COMME FACTEUR DE COHÉRENCE 1. L'ellipse n'est pas le moindre des îlots de résistance dans l'investigation linguistique. C'est que la notion même d'ellipse développe son extension à mesure que la théorie linguistique « découvre » un nombre croissant d'éléments implicites sous la surface des énoncés. L'exploration du non-dit s'étend depuis la simple occultation technique et occasionnelle jusqu'à l'hypothèse d'une propriété universelle du langage naturel, la sous- détermination : tout énoncé est en ce sens elliptique. Toutes les approches concernées imposent deux conditions à l'analyse de l'ellipse : elle se définit par rapport à une norme, et celle-ci est un schéma canonique assigné à la phrase dite complète. 1.1. Décrire les modes d'analyse de l'ellipse suscités par les grammaires, c'est découvrir la faiblesse des procédures de restitution à la surface. Les diverses classifications de l'ellipse reposent sur les sources d'où l'on tire les éléments de la reconstitution, que les grammaires anciennes connaissaient déjà sous le nom de « suppléments » 1. Avec l'apparition des grammaires génératives, le concept d'ellipse devrait se voir délimité en compréhension, grâce à la notion formelle d'effacement. Or, si on assimile l'ellipse à l'effacement, on voit se multiplier le nombre des formes qu'on peut dire elliptiques. En effet, l'analyse transformationnelle impute à l'effacement l'absence de sujet superficiel dans les propositions infinitives, gérondives, imperatives, et en général dans tous les cas où la grammaire engendre des constituants implicites en surface. Une telle extention du champ de l'ellipse ne peut que renforcer le danger ď « ellip- somanie » dénoncé ici ou là 2. 11 existe un effet inverse de cette généralisation. Si on traite l'ellipse comme un effacement, il y a toute une classe de formes elliptiques où la restitution ne peut se faire que par l'engendrement d'une nouvelle phrase. Par exemple, Pierre m'a demandé de venir sera complet sous la forme Pierre m'a fait savoir qu'il voulait que je vienne 3. Dans ce cas, la conser- 1. Voir Arrivé et Chevalier (1970), surtout p. 101. 2. Voir Chevalier, Blanche-Benveniste, Arrivé, Peytard (1964) par. 144. 3. Ceci n'est pas un obstacle pour les tenants de la sémantique generative, pour qui demander n'est que la réalisation en surface de [causer [X savoir [Y vouloir ZJQ. 118 vation de la forme superficielle étant bloquée, la restitution n'est pas le comblement d'une lacune mais la substitution d'un énoncé à un autre. L'interprétation n'est plus la lecture de l'énoncé de départ, mais de sa paraphrase. Encore est-on réduit à prendre « paraphrase » au sens le plus lâche du terme. L'observation d'un corpus de dialogues radiophoniques nous a révélé une masse d'ellipses où la restitution par paraphrase devient multiforme, c'est-à-dire qu'elle échappe aux contraintes qui devraient peser sur l'opération, et en particulier la plus simple, la récupérabilité univoque des éléments « manquants ». Quelques illustrations suffiront : (1) Si je vous faisais voir ma ceinture. (Je Г ai avancée ďun cran). (2) (J'en ai pour 500 000 francs de ma façade.) Alors, si elle est comme ça après (3) Si à la place des pigeons, vous pouviez me fournir des corbeaux. Sous l'apparence de propositions subordonnées classiques, les énoncés « incomplets » admettent une infinité de principales. On doute en fait qu'elles en admettent une seule, c'est-à-dire que leur réinsertion dans une phrase « normale » ait un sens. Plus grave encore, la paraphrase, lorsqu'elle échappe aux contraintes transformationnelles, cesse d'être neutre du point de vue pragmatique. Un cas typique est représenté par 5/ nous allions au cinéma ? Même si, par paraphrase lâche, on restitue une principale à cette apparente subordonnée, on perd de vue une modulation essentielle : seule la forme elliptique peut s'entendre comme exprimant une suggestion. Comparons maintenant (1) et (2) ci-dessous, dont chacun est dit entièrement par le même énonciateur : (1) Pourquoi Pierre a-t-il Г air triste? Parce qu'il a perdu de l'argent? (2) Pourquoi Pierre a-t-il Vair triste? Parce qu'on dirait bien qu'il va pleurer. La première proposition en parce que pourrait se compléter par simple copie de a-t-il l'air triste. Il est évident qu'il n'en va pas de même de la seconde ellipse. C'est que la première renvoie au contenu syntaxique du premier énoncé. La seconde renvoie au fait que cet énoncé ait été proféré. Si on voulait la compléter, on aurait quelque chose comme [Je pose cette question] parce que..., c'est-à-dire que le renvoi est à l'acte d'énonciation lui-même, dont l'énoncé elliptique est un commentaire. Restitution ? Copie ? Certes la théorie des constituants performatifs obligatoires dans toute structure profonde s'accommoderait de cette solution 4. Mais l'effacement postulé d'une « hyperphrase performative » dans toutes les phrases signifie que tous les énoncés d'une langue sont elliptiques, donc que l'ellipse n'existe pas. Le renvoi différencié à l'énoncé ou à renonciation est donc un obstacle de plus à une lecture unifiée des formes elliptiques. Ainsi la recherche de « suppléments » explore l'énoncé qui contient l'ellipse ou des énoncés voisins, mais dans les deux cas elle se fonde sur la référence à une norme phrastique. Dans le premier cas, le modèle (pattern) est un énoncé virtuel, dans le second cas un énoncé présent dans le discours. Nous retrouvons au fond la dualité des relations de substitution et de chaîne qui caractérise bien des démarches de la linguistique. Cette 4. Toute une littérature a été suscitée par cette hypothèse depuis l'article de J.R. Ross (1970). 119 dualité est exploitée par T. Shopen (1973). Comparons Pierre a refusé et Pierre a mangé. Le premier exemple est à « compléter » par un constituant emprunté à un énoncé présent (ellipse « définie », selon Shopen). Le second énoncé s'analyse par superposition à l'énoncé virtuel Pierre a mangé quelque chose. 1.2. Appliquer un schéma syntaxique minimal se heurte à des résistances de plus en plus nombreuses. D'où un éloignement certain de l'ellipse dans les préoccupations linguistiques. On finit par délaisser les problèmes de sa nature pour se tourner vers les conditions de son utilisation. On va chercher par exemple à motiver son apparition à l'écart d'un schéma idéal commun. Un certain nombre de principes binaires permettent cette motivation. Ainsi, la distinction entre grammaire et usage est invoquée en grammaire generative. C'était, et cela reste pour l'ellipse, la démarche du modèle chomskyen de 1957, exposé dans Structures Syntaxiques. Seul l'usage peut laisser passer ce qui est « non-normal », et on ne sait comment empêcher l'ellipse d'appartenir aux données « limitées et dégénérées » du langage dont parle souvent souvent Chomsky. Un autre moyen de motiver l'ellipse est de la situer à un bout de ce que Jakobson (1963) appelle une échelle ascendante de liberté (p. 47). L'extrême opposé, celui de la contrainte totale, est le niveau phonémique. Grammaire et usage, contrainte et liberté, l'approche generative et l'approche structuraliste se rejoignent ici pour justifier l'existence d'une zone du langage où le système perd ses droits stricts. Le « comment » n'étant plus analysable parce que la grammaire de la phrase normale ne peut plus absorber toutes les ellipses, on en vient naturellement à se pencher sur le « pourquoi » de la rhétorique. C. Haroche (1975) replace le problème de l'ellipse dans cette perspective. Elle dégage le substrat idéologique d'une certaine tradition philosophique du langage, le postulat de « complétude » de l'expression comme de l'idée, Elle décrit ainsi, dans une optique socio* logique, les effets d'une stratégie de l'implicite, dont l'ellipse n'est qu'une des formes. 2. Entre les résistances d'une grammaire de phrases et l'attribution de l'ellipse à des disciplines connexes de la linguistique, doit-on renoncer à une analyse proprement linguistique ? Ce serait éliminer d'emblée une fraction considérable des données empiriques que l'on veut associer à la recherche théorique. La réponse est dans les démarches d'une linguistique du discours, comme suite ordonnée et cohérente d'énoncés. Les problèmes se posent alors dans des termes qui peuvent impliquer les structures canoniques de la phrase, mais qui nécessitent l'examen des propriétés de la séquence. Notre idée directrice sera de tirer des enseignements, non de ce qui manque, mais de ce qui est présent, dans les énoncés elliptiques. 2.1. Nous proposerons d'abord une délimitation de ce qui peut être dit elliptique dans la forme. On éliminera un certain nombre de constructions du domaine : décision peut-être arbitraire et donc provisoire, mais il paraît crucial, de réduire la puissance de la définition, si on songe au foisonnement auquel nous avons fait allusion. On écartera, cela va de soi, les énoncés interrompus, les réticences, paroles coupées, etc. dont la communication verbale ne manque jamais (Ça m' étonnerait que... là vraiment... ça paraît tellement...). Ces productions constituent des suites verbales dont 120 la fin ne correspond pas à une marque d'arrêt de phrase, au sens discursif que rappelle M. Pêcheux (1969, p. 40). uploads/s3/ ling-cherchi-l-l-x27-ellipse-comme-facteur-de-coherence-1978.pdf

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