Commu nauté et articu lations Isabelle LAUNAY Pour citer cet article : I. Launa

Commu nauté et articu lations Isabelle LAUNAY Pour citer cet article : I. Launay, « Communauté et articulations, à propos de la recréation du Sacre du prin­ temps de V. Nijinski », paru dans Être en­ semble, Figures de la communauté en dan­ se depuis le XXème siècle, Centre National de la Danse, Paris, 2003. Cité d’après la version publiée sur le site Paris 8 Danse : www.danse.univ-paris8.fr à propos de la recréation du Sacre du printemps de V. Nijinski Isabelle Launay Communauté et articulations, à propos de la recréation du Sacre du printemps de V. Nijinski « Cette petite troupe n’a pas été entamée, ils ont vécu au milieu de nous comme au milieu d’une steppe.»1 (Jacques Rivière) Assistant aujourd’hui à une recréation du Sacre du printemps, devant quel monde étrange sommes-nous, qui sont ces créatures colorées qui organisent savamment le sacrifice d’une des leurs ? Comment et à quelles fins ? A cela Jacques Rivière nous aurait peut-être répondu, « Nous sommes devant (cette danse extravagante) comme des enfants à Guignol, ils n’ont pas besoin qu’on leur ‘explique’ »2 et Nijinski précisant son intention de façon lapidaire nous aurait dit encore : «pas d’êtres humains». 1913, à l’aube de la modernité en danse, et juste un an avant le premier conflit mondial, quel geste artistique Nijinski élabore-t-il en concevant le spectacle d’un sacrifice ordonné par des figurines de carton pâte aussi magnifiques que lointaines ? Et si ce castelet chorégraphique devient lieu d’une vérité, ne nous renvoie-t-il pas alors hors humanisme classique, hors psychologie, hors enfin d’une sphère politique elle-même fondée sur une philosophie du Sujet ? Quelle pensée du sacrifice se donnerait donc ici à percevoir ? Sacrifice et communauté, notions qui ne semblent pouvoir exister que l’une avec l’autre. Si Nijinski est de fait contemporain de la Grande Guerre, il l’est aussi de la vaste réflexion théorique sur le sacrifice élaborée à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, quand se définit une science des religions à partir de Marcel Mauss et Henri Hubert (Essai sur le sacrifice,1899)3, Robertson Smith, et surtout Emile Durkheim4, puis dans le champ de la philosophie avec Ernst Cassirer5. Mouvement de pensée qui, ainsi l’analyse Marcel Detienne,6 vise à faire du sacrifice une figure unitaire universelle au centre de la Religion, et par là-même une institution religieuse au fondement du champ social : « Si la société fait violence à nos appétits naturels, précisément parce qu’elle a pour mission de nous élever au dessus de nous mêmes, c’est bien parce que le social s’enracine tout entier dans l’esprit de sacrifice 1 Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », Nouvelle Revue Française, août 1913, p.70, l’étude la plus stimulante qu’il nous ait été donné de lire sur le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, Nicolas Roerich et Vaslav Nijinski. Le texte qui suit résulte d’une partie des analyses effectués, en 1999, dans le cadre d’un séminaire commun, sur Le Sacre du printemps (de Nijinski, Pina Bausch et Maurice Béjart), donné au département Danse de l’université Paris 8, par Hubert Godard, Isabelle Ginot, Armando Menicacci et moi-même en compagnie des participants ou étudiants que nous ne pouvons ici tous remercier. Une première présentation de cette étude fut donnée au Collège International de Philosophie en 2002 dans un séminaire organisé par Véronique Fabbri en collaboration avec le C.N.D puis pour le Grupo de Estudos de Dança de Rio de Janeiro et s’est poursuivi dans le cadre d’une série de cours à l’Université de Tokyo, à l’invitation de Patrick De Vos. 2 Idem, p.92 3 republié en 1968, dans Marcel Mauss, Œuvres, I, Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit. 4 Les formes élémentaires de la pensée religieuse, 1910 5 Philosophie des formes symboliques, 6 Marcel Detienne et Jean Pierre Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979, « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », p. 8-35. 1 et que la société n’est pensable que dans sa relation nodale avec la haute figure du Sacrifice. »7 . En 1910, dans le champ de la pensée, « nul ne songe à soupçonner le sacrifice. Tout le monde est d’accord pour y reconnaître un phénomène fondamental, à la fois de la religion et de la société. »8 . L’histoire des formes élémentaires de la religion envisage ainsi le totémisme comme prototype de tout acte sacrificiel, puis comme préfiguration du dieu sacrifié. Le sacrifice du dieu, par son désintéressement absolu et son renoncement à lui-même, n’en demeure pas moins, pour lui, la forme ultime du sacrifice. Ainsi les études sur le sacrifice, révèlent, que la réflexion sur celui-ci semble nécessairement s’inscrire dans le champ dessiné par le christianisme9. L’enjeu était alors de tracer une frontière entre le rituel sauvage des peuples de la nature et un mode religieux, de départager par une différence de degré, le rite grossier de dévoration de chairs sanglantes, des nobles tendances des mystères de l’Eucharistie, tout en cherchant une continuité (le totémisme introduit vers la voie ascétique, le renoncement appartient à la nature humaine, il n’y a pas de religion sans endurance et désintéressement). Mais il fallait pour établir ce modèle, selon Detienne, d’une part oublier le cas grec, d’autre part, tenir pour négligeable l’analyse des gestes du rite dans toute leurs ambiguïtés, valoriser le geste de l’offrande de soi au détriment de la cuisine et de la manducation, bref, négliger tout ce qui ne relève pas de l’esprit du sacrifice, mais de ses raisons physiques. Dans ce débat savant, la voix de Nijinski détonne : certes aux prises avec ce mouvement de pensée, s’adossant même sans le savoir d’une certaine façon au système sacrificiel défini par Mauss, elle semble articuler sacrifice et communauté pour d’un même mouvement les relier indissolublement et les défaire, faire imploser de l’intérieur, depuis son point de vue d’artiste, l’esprit de sacrifice ainsi défini par la communauté savante et politique de son temps. Dès lors comment les dynamiques spectaculaires et corporelles particulièrement complexes et ambiguës mises en place dans son Sacre peuvent-elles détourner une logique chrétienne du sacrifice pour proposer, en 1913, le spectacle d’une communauté qui n’est plus celle des « Sujets civilisés » capables d’abnégation au nom d’un intérêt supérieur, ni celle des bêtes sauvages barbares ? En quoi, l’organisation du sacrifice d’une marionnette devenue « bête de scène » est-elle en mesure ou non d’inventer un nouveau geste collectif ? Comment, ce Sacre du printemps, par un effet de boomerang, semble porter le soupçon sur l’institution sacrificielle pour en relancer aussi la puissance ? Telle serait l’hypothèse. Est-ce là, sous la forme d’un retour paradoxal, un hommage au pouvoir du sacrifice? Ce Sacre ne donne-t-il pas à la fois le sentiment de sa possibilité et de sa dérision, dès lors que cette tentative de resacralisation se présente aussi tel un paradis artificiel assumé comme montage ? Tout est là pour reconstruire une communauté perdue, mais ce réveil n’est-il pas celui d’un monde de jouets animés, qui disent autant la puissance du mythe que son épuisement, sa désarticulation, son démembrement ? Les propositions qui suivent reposent sur Le Sacre du printemps tel qu’il fut reconstitué pour la première fois par Millicent Hodson et Kenneth Archer en 198710. Elles ne reposent donc pas – et comment le pourraient-elles ? – sur l’analyse du Sacre du printemps de Nijinsky, mais sur ce que Millicent Hodson définit comme « un puzzle chorégraphique », entrepris après de longues années de fouille dans les archives les plus diverses11. Celui-ci, bien qu’il se donne pour « Le-Sacre-du- printemps-de-Nijinski », puisqu’il entend, d’une part, constituer une totalité, d’autre part, remonter « l’œuvre originale » et construire les preuves de son authenticité, ne saurait pourtant être qu’une de 7 Op.cit., p.33. 8 Op.cit., p.28. 9 « Si l’imagination chrétienne a bâti, selon Mauss, le sacrifice sur des plans antiques, il n’est pas moins vrai, que l’imagination de Mauss et de biens d’autres sociologues, a bâti des plans chrétiens », selon Détienne, Op.cit.,p.28. 10 avec la compagnie de répertoire du Joffrey Ballet et présenté à Paris pour l’ouverture de la saison 1990-1991 dans le lieu de sa création (le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs Elysées). Ce ballet fut filmé en 1989 et diffusé sur Arte dans le cadre d’une soirée thématique sur Le Sacre du printemps. 11 la partition annotée mesure par mesure par Marie Rambert qui assistait aux répétitions, dessins, croquis, sources écrites, témoignages oraux. Voir son analyse du processus de reconstruction dans « Puzzles chorégraphiques, reconstitution du Sacre de Nijinski », Le Sacre du printemps de Nijinski, Les carnets du Théâtre des Champs Elysées, Cicero, Paris, 1990, p.45-73. 2 ses occurrences. Cette reconstitution, si elle ne se présente pas en effet pour ce qu’elle est, à savoir un puzzle, qui ferait apparaître son morcellement, ses pièces manquantes ou substituées, demeure de fait une des seules interprétations de cette œuvre à ce jour. Et bien que ce travail à partir de multiples traces n’est pas problématisé comme une épreuve des écarts12, cette proposition spectaculaire mise en uploads/s3/ i-launay-communaute-et-articulations.pdf

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