Fluxus et propagande politique : des buts sociaux, non esthétiques Olivier LUSS

Fluxus et propagande politique : des buts sociaux, non esthétiques Olivier LUSSAC Pour George Maciunas, il s’agit dans la définition même de Fluxus de détruire les notions de grand Art, de détourner celles de culture sérieuse et de professionnalisme en art, et de construire un circuit paral- lèle à la culture officielle. C’est même le but avoué de l’artiste. La dif- fusion et la distribution des œuvres fluxus n’entrent pas dans le circuit marchand habituel, comme le soulignait Nam June Paik en 1978 : « Marx s’est largement consacré à la dialectique production/outil de production. Il pensait, de façon simpliste que si les travailleurs (les producteurs) POSSEDAIENT l’outil de production, tout irait pour le mieux. Il n’a guère réfléchi de manière créatrice au système de la DISTRIBUTION. Le problème du monde de l’art dans les années 60 et 70 est que l’artiste, propriétaire de son outil de production (la peinture, les pinceaux, et même parfois le matériau d’imprimerie), n’en demeure pas moins exclu du système de DISTRIBUTION, puissamment centra- lisé, dans le monde de l’art » 1. Fluxus est une coopérative et la force de Maciunas est d’avoir mis en œuvre une conception post-marxiste, en essayant de s’emparer des circuits de distribution et des moyens de production, parce qu’aussi de nombreux artistes partageaient le point de vue suivant : l’art ou le do- maine de l’art était devenu trop restrictif, dépendant d’une élite cultu- relle. Les œuvres d’art étaient elles-mêmes devenues des produits commerciaux. Même le poète Jackson Mac Low avait des réticences envers le marché de l’art, bien qu’il eut quelques différends avec Maciunas, et il annonce dans une missive envoyée à Dick Higgins (22 avril 1963, archives Sohm, Staatsgalerie Stuttgart) : 1. Nam June Paik, « George Maciunas and Fluxus », revue Flash Art, n° 84- 85, octobre-novembre 1978, p. 48. 170 OLIVIER LUSSAC « Je suis dégoûté par sa corruption et sa commercialisation ; je suis bien d’accord que certaines sortes d’œuvres d’art, de musique et de littérature ont acquis un genre de prestige totalement abusif et que beaucoup trop de gens se sont faits tyranniser et écraser en essayant de “réussir” dans les arts. » Maciunas fait donc de Fluxus une partie importante de la nouvelle révolution culturelle et précise sa position dans une lettre adressée à Emmett Williams (juin 1963, The Jean and Leonard Brown Collection, The Getty Center) : « Je sais de quelle manière vous éprouvez l’implication politique de Fluxus, avec le parti (vous savez lequel). Nos activités perdent toute signification si nous nous séparons de la lutte socio-politique à venir aujourd’hui. Nous devons coordonner nos activités ou nous devrions devenir une autre “nouvelle vague”, un autre club dada… ». Fluxus est, on peut désormais le comprendre, politiquement en- gagé. L’idée du collectivisme, qui est centrale dans ses objectifs et dans sa philosophie, est fondée, selon les opinions de son initiateur, sur les publications du groupe LEF, durant les années vingt, LEF, 1923-1925 (Levyi Front Iskusstv – « Front Gauche des Arts »), qui devient plus tard le Novyi Lef en 1927 (Novyi Levyi Front Iskusstv – « Nouveau Front Gauche des Arts »). Et en 1929, LEF change de nom, pour inau- gurer le terme REF (Revolyvtsionnyi Front – « Front Révolution- naire »). Dans un texte fondamental de LEF n° 1, « Sous le signe de la construction de la vie » de N. F. Tchoujak, il est dit que « si l’on essaie d’embrasser les conquêtes les plus importantes qui, dans le domaine de l’art, sont en liaison étroite avec les progrès sociaux de ces dernières années, nous nous heurtons involontairement à des faits curieux et extrêmement caractéristiques – ces faits montrent justement l’unité de l’art et de la vie et le caractère irréversible de l’influence exercée sur l’art par ce mouvement fondamental qui porte la vie en avant ». Sans aucun doute, Maciunas avait connaissance de ce texte où « des faits, poursuit Tchoujak, témoignent d’un parallélisme très net dans l’élaboration de ces positions chez des groupes de gens géographique- ment séparés et qui, sur le plan formel, ne partageaient pas toujours les mêmes idées, mais étaient tous envahis par l’esprit de l’époque ». On peut dès lors aisément passer du constructivisme russe, à la recherche d’un processus révolutionnaire toujours nouveau, à Fluxus. Le poète Vladimir Maïakovski avait montré que la dé-esthétisation des arts de Production, du constructivisme est l’une des conséquences et l’une des réalisations de LEF, c’est également le projet inaugural de l’Internationale Situationniste, pour qui la conscience du caractère FLUXUS ET PROPAGANDE POLITIQUE : DES BUTS SOCIAUX, NON ESTHETIQUES 171 révolutionnaire de l’art et des formes expressives ne peut se résoudre qu’en dépassant l’art, dans la critique de la vie quotidienne et dans la transformation de la société capitaliste. Il est bien écrit dans Potlatch n° 1 (1954) qu’il faut travailler « à la construction consciente et collec- tive d’une nouvelle civilisation », en élaborant des situations concrètes. Guy Debord a défini la situation comme « Une production artistique [qui] rompt radicalement avec des œuvres durables. Elle est inséparable de sa consommation immédiate, comme valeur d’usage essentiellement étrangère à une conservation sous forme de marchandise » (« Théorie des moments et constructions des situations », in Internationale Situa- tionniste, n° 4, 1960). Cette construction de la vie pourrait aussi porter d’autres noms : happening, événement, performance ou simplement action. Fluxus est d’abord une pratique sociale, avant de s’affirmer comme une pratique quotidienne et artistique de la réalité. Il s’agit, grâce à un retour au concret (théorie du concrétisme de Maciunas) de s’approprier définiti- vement le réel à des fins subversives. Le dualisme entre l’artiste et l’œuvre porte ainsi non seulement, dans ce rapport au réel, l’exigence du retour au social, mais aussi celle d’une liberté la plus urgente, vers la destruction des idoles et vers une création globale de l’existence. Dans son Manifeste I. S., Debord souligne comment il faut réaliser la nouvelle culture : « Quels devront être les principaux caractères de la nouvelle culture, et d’abord en comparaison de l’art ancien ? Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale. Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu, directement. […] Contre l’art unilatéral, la culture situationniste sera un art du dia- logue, un art de l’interaction. […] Tout le monde deviendra “artiste” à un sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie » (17 mai 1960). Des buts sociaux, non esthétiques, tel est donc le credo de Maciunas. Ce dernier – ainsi qu’Allan Kaprow, avouant l’influence de Debord sur le happening – récupère ensuite ces idées et trace des paral- lèles entre le groupe soviétique, les conceptions de Debord et Fluxus, dont il définit l’idéologie dans une lettre à Tomas Schmit (février 1964) : « […] Les objectifs de Fluxus sont sociaux (non esthétiques). Ils sont reliés (idéologiquement) au groupe LEF de 1929 [sic] en Union Soviétique et ont affaire avec : l’élimination graduelle des beaux-arts (musique, théâtre, poésie, littérature, peinture, sculpture, etc., etc.). Cette attitude est motivée par le désir de stopper le ravage des res- sources humaines et matérielles […] et de les détourner à des fins socia- 172 OLIVIER LUSSAC lement constructives. Appliqués de cette manière, les arts seront (de design industriel, du journalisme, de l’architecture, de l’ingénierie, des arts graphiques-typographiques, de l’impression, etc.). […] Ainsi, Fluxus est définitivement contre l’objet-art comme commodité non-fonctionnelle […]. Cela doit temporairement avoir la fonction pédagogique d’enseigner au peuple l’inutilité de l’art, incluant l’éventuelle inutilité de soi. Cela ne doit donc pas être permanent […] Fluxus est par conséquent ANTIPROFESSIONNEL (contre l’art professionnel […]). Deuxièmement, FLUXUS est contre l’art comme médium ou comme véhicule encourageant l’ego de l’artiste, depuis que l’art appliqué doit exprimer le problème objectif, évacuer la personna- lité de l’artiste ou de son ego. Fluxus, donc, doit tendre à un esprit col- lectif, anonyme et ANTI-INDIVIDUALISTE – aussi ANTI- EUROPEANISTE (l’Europe étant le lieu supportant le plus fortement – & même instituant l’idée de – l’artiste professionnel, l’art – pour une idéologie de l’art, pour une expression de l’ego de l’artiste à travers l’art, etc., etc.)… Ces concerts FLUXUS, ces publications, etc., sont au mieux tran- sitionnels (quelques années) & temporairement jusqu’à ce temps où les beaux-arts puissent être totalement éliminés (ou du moins leurs formes institutionnelles) et les artistes trouvent d’autres emplois […] ». L’intention originelle de Fluxus est donc de produire des œuvres collectives, tout comme LEF utilisait ses publications pour véhiculer la propagande, les idées et les visées communautaires du groupe. Le premier janvier 1963, Maciunas annonce dans la Fluxus News- letter No. 5 qu’« il a été décidé de publier […] des collections spéciales d’auteurs et des articles – travaux des auteurs », parce qu’il s’agit, pour lui, de créer une « centralisation des activités du nouvel art et anti-art », pour renforcer la propagande, devenant à la fois centralisation de la production et contrôle du produit. Pour Henry Flynt et pour George Maciunas, ce sont les « uploads/s3/ lussac-olivier-fluxus-et-propagande-politique-des-buts-sociaux-non-esthtiques-actuel-marx-2002-2-no32-p-u-f.pdf

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