ADORNO : un musicologue-clef des «temps modernes» Au cours de la précédente con
ADORNO : un musicologue-clef des «temps modernes» Au cours de la précédente conférence, nous nous sommes attachés à mettre en évidence la vision nazie de la musique — une vision au sein de laquelle la catégorie nazie de dégénérescence, en musique, trouve sens. Aux yeux de HITLER, la musique ne se présente pas comme un phénomène isolé. Au contraire: elle se présente comme une expression de la vie du peuple — une expression de la vie du peuple ou plutôt: une expression de la vie de la race. Elle en exprime la nature. Elle en exprime la puissance. Elle exprime la somme de toutes ses tendances — la somme de ses intuitions, la somme de ses représentations. Elle en exprime toute l'âme. Aux yeux de HITLER, la musique se présente comme une expression de l'âme populaire. Comme telle, la vision nazie de la musique dérive, de toute évidence, de la vision romantique de celle-ci. Au XIXe siècle, comme on a vu, le romantisme a fabriqué, de toutes pièces, une définition de la musique allemande — une musique allemande jusque là sans réelle unité, jusque là soumise aux influences étrangères, tantôt tirée du côté de la musique italienne, tantôt tirée du côté de la musique française: une musique allemande jusque là sans réelle identité. En quête de définition, privé de toute référence étatique possible à une Allemagne, le romantisme a trouvé le socle de cette unité, le socle de cette identité, au sein de l'assemblage de notions vagues, au sein de l'assemblage de notions fumeuses — je veux dire: au sein de l'âme populaire. De cette manière, grâce à la référence à l'âme populaire, le romantisme a donné à la musique nombre de compositions de qualité. Mais le romantisme mène aussi, de cette manière, au wagnérisme — tout comme le wagnérisme mène aussi, de cette manière, au nazisme… Peu à peu, à mesure que se modifie, en Allemagne, le contexte politique, à mesure que se modifie le contexte socio-économique, peu à peu, à mesure que se propage un antisémitisme ou, de manière générale, un racisme de bon ton, peu à peu, dis-je, l'idée selon laquelle la musique a une origine populaire mène à l'idée selon laquelle la musique a une origine raciale — puis elle mène à l'idée selon laquelle la pureté raciale représente la garantie de la qualité musicale — puis à l'idée selon laquelle la vie musicale mérite, tout comme la vie de la nation, une totale purification. Aux yeux de HITLER, la musique se présente, en conséquence, comme un lieu où se joue la lutte entre toutes les races. Elle se présente même comme un lieu privilégié de cette lutte. Aux yeux de HITLER, la race juive, une race dangereuse entre toutes, la race juive a lancé, en musique, une offensive elle-même dangereuse entre toutes: elle a lancé une offensive contre l'âme allemande; elle a lancé une offensive contre l'âme populaire. La race juive se trouve, à le croire, derrière la musique de la NOUVELLE ECOLE DE VIENNE. La race juive se trouve, à le croire, derrière la musique prolétarienne. Deux musiques contraires, selon lui, à l'âme allemande. Deux musiques contraires, selon lui, à l'âme populaire. Aux yeux de HITLER, il se joue ici, en conséquence, une bataille essentielle — il se joue ici, en musique, une bataille où il y va de toute la vie de la race — ou mieux: une bataille où il y va de la vie de toute la race. Ce qui explique bien toutes les mesures prises, en Allemagne, dès 1933, contre la musique de la NOUVELLE ECOLE DE VIENNE ou contre la musique prolétarienne. Ce qui explique bien, aussi, le sens, en musique, de la catégorie de dégénérescence. Mais la vision nazie de la musique ne se limite pas à ça. Il y a pire encore. Aux yeux de HITLER, la musique se présente aussi comme une pièce maîtresse au sein du jeu totalitaire. Une pièce maîtresse au sein du jeu totalitaire: attachons-nous, un peu, à comprendre ce que ça signifie… Aux yeux de HITLER, la musique se présente, de manière essentielle, comme un moyen — un moyen de domination totale de la population. Au cours de la précédente conférence, nous avons montré le rôle que la musique joue à AUSCHWITZ. A AUSCHWITZ, la musique accompagne les détenus lorsque le jour commence puis lorsque le jour se couche. A travers la musique, l'administration du camp ne cherche pas, sans doute, à rendre la vie meilleure. Au contraire. A travers la musique, l'administration du camp cherche plutôt à la rendre pire. La musique épuise les détenus. Elle brise, en eux, toute volonté. Elle brise, en eux, toute velléité de résistance. Elle annihile toute LIBERTE. A AUSCHWITZ, la musique a changé les hommes en marionnettes. Oui: la musique manipule. Ou plutôt: la musique se présente comme un moyen — un moyen de manipulation. A AUSCHWITZ, la musique, en sa puissance sommatrice, a privé les hommes de la réflexion. Cette expérience, cette expérience limite de la musique, cette expérience, dis-je, ne préoccupe guère, en règle générale, la musicologie. Elle me semble, tout de même, être révélatrice. Au cours de la précédente conférence, nous avons montré de quelle manière AUSCHWITZ révèle, en un sens, en un terrible passage à la limite, la vérité de la société nazie tout entière. Tout comme la société concentrationnaire, la société nazie se présente, en vérité, comme une non société. Elle délie les hommes. Elle les déshumanise. Elle les déshumanise, dis-je, puis elle les attroupe. Oui: elle les change en bêtes — en bêtes brutes — en bêtes de somme. Tout comme la société concentrationnaire, la société nazie récuse toute prétention à morale; comme elle, elle récuse la raison; comme elle, elle se réfère à la seule émotion– à la seule émotion naturelle ; comme elle, elle engendre une domination totale de la population. La musique, dis-je, joue, au sein de la société nazie tout entière, le même rôle que la musique joue à AUSCHWITZ. Elle manipule. Ou plutôt: elle se présente comme un instrument efficace — un instrument efficace de manipulation. Le régime nazi favorise, en conséquences, deux types de musique. Type de musique n°1: la musique légère. Le régime nazi favorise la chanson — la chanson sentimentale, la chanson populaire. Il favorise la chanson de divertissement. Le divertissement, après tout, éloigne de la vraie vie… Reprise sans cesse à la radio, la musique légère assume, au sein de ce régime, une fonction adoucissante, une fonction assoupissante. On veille, grâce à elle, à éteindre les consciences. Type de musique n°2. A côté de la musique légère, le régime nazi favorise aussi la musique classique. La musique classique, oui, mais pas toute. Le régime nazi favorise seule la musique capable de prendre part à la fête — seule la musique capable de prendre part à la cérémonie. Le régime nazi, comme on a vu, aime les rassemblements populaires. Il aime ces rassemblements où la population se masse, où la population communie, en masse, dans une même opinion, dans une même religion: celle de la nature, celle de la race. Une religion de la puissance. Une religion de la violence. La cérémonie met l'individu en transe: mystique, elle le met hors de propos; mystique, elle le met hors de soi. Elle plonge l'individu au sein de la loi, naturelle, nécessaire, au sein du tout. Elle annihile, elle aussi, les consciences. Elle plonge l'individu dans le torrent de ses passions — dans le torrent de ses émotions. La musique joue un rôle clé au sein de cette opération. Oui: la musique joue un rôle clé au sein de la cérémonie. Elle y assume un rôle fascinant. Elle y assume un rôle aliénant. Au sein de la cérémonie, on joue, ou plutôt: on diffuse de la musique de BEETHOVEN, de la musique de WAGNER, de la musique de BRUCKNER. A entendre tout ça, à la lumière de flammes vacillantes, sous les ombres écrasantes que celle-ci projette, sans mesure, la raison, elle-même, vacille. La cérémonie, on la quitte changé. On la quitte convaincu. On la quitte décérébré… Nous comprenons bien, en conséquence, le rôle essentiel que la cérémonie occupe au sein de cette société. La cérémonie se présente, au sein de celle-ci, comme un moyen — un moyen efficace de domination totale de la population. Elle en suscite les passions. Elle en suscite les émotions. Elle en suscite les représentations. Nous comprenons bien, aussi, le rôle essentiel que la musique occupe au sein de cette opération, au sein de cette domination. La musique, après tout, possède une terrible puissance sommatrice. On a beau faire: les oreilles n'ont pas de paupières. On a beau faire: les mains n'ont pas de prises — le son passe — le son nous enlève — le son nous arrache. La musique, quasi immatérielle, pénètre la pensée. Elle pénètre la pensée, dis-je, mais elle pénètre aussi le corps. La musique soulève nos bras, malgré nous — malgré nous, la musique soulève nos pas. Oui, malgré nous, elle possède le corps. uploads/s3/ adorno-f-cadou.pdf
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- Publié le Aoû 13, 2021
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