29 cosmologie et musique au moyen âge Isabelle Marchesin Lorsque l’on évoque le
29 cosmologie et musique au moyen âge Isabelle Marchesin Lorsque l’on évoque le lien qui existe entre la musique et la cosmologie médiévale – le système de représentation des grandes lois de l’univers –, l’attente de l’auditoire se cristallise bien souvent sur l’une des plus séduisantes théories que nous ait léguées la philosophie grecque, celle de la musique que les « sphères », les astres, produiraient par leur rotation dans le ciel. Merveilleuse et archétypique, elle n’est cependant, pour les auteurs antiques et médiévaux, que l’une des innombrables manifestations de la musique. Si le cosmos renferme des étoiles, il contient également la Terre, et toute la vie qu’elle abrite. Et la force agissante de la musique y est partout perceptible, dans les mouvements ordonnés comme dans l’harmonieuse cohésion des choses. Cette musique, infrastructure du monde, que dit-elle, d’où vient-elle, comment et pourquoi agit-elle ? La réponse proposée par les lettrés du Moyen Âge synthétise, tout en l’adaptant, le double héritage de la Bible et de la philosophie grecque. La Bible atteste que la Création est ordonnée selon des Nombres choisis par Dieu et qu’elle est la toile de fond d’une histoire orientée qui va de la Chute au Salut. La philosophie grecque décrit les lois mathématiques qui régissent la composition et la dynamique du monde, et constitue certaines d’entre elles en un système universel (une science) qui porte le nom de Musiké. Comprendre l’articulation entre cosmologie chrétienne et musique revient donc à étudier la façon dont les chrétiens ont mis au service de leur religion et de leur vision orientée de l’univers, les grands principes mathématiques édictés par les auteurs antiques. Pour ce faire, nous procéderons en trois étapes, non pas chronologiques mais conceptuelles. La première fera connaître ce qui caractérise le cosmos chrétien : son ancrage dans le texte biblique ; l’évolution de sa fonction dans les systèmes de pensée (épistémè) médiévaux ; son organisation largement néoplatonicienne telle que saint Augustin, le premier en Occident, l’a définie. Une seconde étape exposera tout ce qui rend cette connaissance du cosmos non seulement possible mais aussi légitime, car utile au chrétien : la rationalité de l’homme; l’étude des arts libéraux hérités de la culture romaine, qui permettent un cheminement du Sensible (la matière créée) vers l’Intelligible (la Sagesse de Dieu qui l’a conçu et agencé) ; puis, dans cette quête de la cohérence interne du monde, la place spécifique octroyée à l’art de la musique (l’ars musica) à partir de la Renaissance carolingienne. La troisième étape décrira les proportions musicales qui régissent la Création, puis elle exposera, en deux grands systèmes théoriques, l’ordre musical du monde dans sa forme objective, scientifique, et l’ordre musical du monde qui contribue à délivrer par sa forme même, à comprendre cette fois sur un plan spirituel, le message profond de la Révélation divine. Un cosmos chrétien Le Moyen Âge chrétien tire du texte biblique l’idée centrale et nouvelle par rapport à la philosophie antique d’une création du monde en un temps qui fonde l’Histoire. Cette création est intimement liée à la certitude d’une fin programmée du monde. En cela se trouve la marque de l’un des principaux mystères de la Providence divine, cette capacité de Dieu à connaître tout ce qui sera, ainsi que la manifestation de sa volonté. Pour les chrétiens donc, le temps et le créé (matériel ou immatériel) sont orientés vers un but ultime. Dès les premiers siècles de notre ère, en Orient, cette finalité est recentrée sur l’homme (le monde a été créé pour lui) et sur son salut rendu possible par l’incarnation du Christ : une nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes qui se pose, en quelque sorte, comme une refondation dans l’Histoire. Approcher la volonté de Dieu, se soumettre ainsi pour notre bénéfice à ce qu’il veut, c’est lire sa Parole telle qu’elle est inscrite dans la Bible sous sa propre inspiration. Mais comme le dit saint Paul (Épître aux Romains, I, 20), les propriétés invisibles de Dieu depuis la création du monde peuvent être aperçues et comprises à travers ses œuvres. Il existe ainsi une autre voie pour essayer de connaître ce que Dieu veut pour l’homme : discerner les traces qu’il a laissées (que sa Sagesse a laissées) dans le sens caché mais partiellement accessible d’un cosmos ordonné. Pour les chrétiens, cet ordre du monde repose en bonne part sur des lois mathématiques : la divinité « a tout ordonné selon mesure, nombre et poids» explique le Livre de la Sagesse (XI, 21 1). À ces lois divines, imprimées à même les choses, nous avons accès par l’entremise de nos imparfaites et fragiles sensations. Que faire ensuite de cette partiale confrontation au réel ? Les éléments constitutifs de la nature et du ciel ne furent pas toujours interprétés de la même façon au cours du Moyen Âge ; les systèmes de pensée y évoluent beaucoup 2. La démarche la 1 Pour certaines éditions de la Bible, il s’agit du verset 20. 2 Outre les nombreuses histoires de la philosophie chrétienne médiévale, je conseillerais, pour celui qui voudrait avoir un accès simple et pédagogique à l’évolution de la pensée médiévale, la lecture d’un ouvrage universitaire remarquablement clair : Paul, 1998. Il sera tout aussi judicieux de lire les nombreux articles concernant la question que renferme le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval (Le Goff et Schmitt, 1999). Sans dénier son importance à l’apport scientifique arabe (à partir du xiie siècle), on considérera qu’il s’agit là surtout d’une nouvelle vague d’héritage de la grande tradition scientifique grecque, qui n’affecte pas véritablement la cosmologie musicale chrétienne. plus ancienne, imprégnée de la lecture hébraïque de l’Ancien Testament, considère le réel sensible en s’interrogeant sur ses qualités ontologiques, sur son essence 3, en l’étudiant non pour lui-même mais de sorte à remonter à sa source. C’est ce qui primera dans les traités antérieurs au xiie siècle, dont l’un des objectifs majeurs est de comprendre de quelle façon l’homme et la communauté ecclésiale s’inscrivent dans ce grand tout (ill. 9 4). Le rapport au monde évolue ensuite, dans le respect des textes fondamentaux des Pères de l’Église et des théologiens du haut Moyen Âge – une autorité incontestable –, mais avec des modifications sensibles. Certains théologiens « mystiques », tels Bernard de Clairvaux, considèrent que le monde extérieur ne doit être pris en compte que pour stimuler l’expérience intérieure, quasi directe de la divinité. D’autres, Alain de Lille par exemple, relisent Platon et en conçoivent un naturalisme accru qui va jusqu’à identifier la nature elle-même à un grand tout organique qui possède une âme et fait écho au corps humain aussi bien qu’au monde céleste. Les auteurs aristotéliciens, comme Albert le Grand, imposent de leur côté une vision plus scientifique, observatrice et démonstrative de cet ordre du créé. Et dans les trois derniers siècles du Moyen Âge, c’est toute la vision de la société, des systèmes de gouvernement, de l’organisation des communautés humaines qui est désormais pensée sur un modèle objectivement ordonné, quoi qu’encore corrélé à la volonté divine. En dépit de la laïcisation humaniste, l’horizon de pensée demeure très pénétré de religieux. Ces diverses évolutions relèvent pour la plupart d’une différence d’attitude par rapport à l’héritage gréco-romain. Lorsque les Pères de l’Église orientaux puis occidentaux ont forgé la cosmologie chrétienne, ils se sont inspirés des grands systèmes de description du monde des philosophes de l’Antiquité grecque, et en particulier de Platon. C’est le retour en force de l’aristotélisme physique et logique au Moyen Âge central qui modifie la lecture du créé et le mode d’interrogation sur le monde. Toutefois, la pensée d’Aristote n’altère pas en profondeur l’infrastructure cosmologique chrétienne qui demeure, dans sa forme générale, largement néoplatonicienne 5. C’est donc à ce cosmos chrétien néoplatonicien que nous allons nous intéresser, et en particulier à celui qui en fut le principal instigateur en Occident : saint Augustin 6, évêque d’Hippone (actuelle Algérie) au tournant du ve siècle (345-430). Saint Augustin définit un ordre du monde inspiré du cosmos circulaire, cohérent et idéal que décrit Platon, mais il le christianise intégralement. Il affirme – le premier – que le Créateur est présent par sa volonté, dans chacune des applications des lois qu’il a initialement édictées pour la nature (De doctrina christiana, De genesi ad litteram). L’arbre ne pousse que par la volonté de Dieu, en vertu de la loi naturelle qu’il a voulue : Dieu sait déjà ce que l’arbre va devenir. L’homme vit un certain nombre d’années dévolues en vertu de la loi que Dieu a instaurée : Dieu attribue une durée d’existence précise à chacun. Les planètes tournent avec régularité parce que Dieu connaît, dès le départ, le schéma de rotation des astres, etc. Ce faisant, si les choses et les êtres existent dans leur intégrité et dans leur correspondance harmonieuse au cours du temps, c’est aussi parce qu’au-delà des lois initiales, Dieu agit au présent, en continu, sous la forme de ce souffle universel qu’est l’Esprit. La venue du Christ dévoile, met en pleine lumière toutes ces lois, et révèle leur uploads/s3/ marchesin-i-cosmologie-et-musique-au-moyen-age-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 16, 2021
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